— Par Catherine Calvet, (recueilli par) —
De plus en plus, notre système capitaliste semble atteindre ses propres limites. Une croissance infinie dans un monde fini ne serait qu’un mythe. Face à cette impasse, un économiste sénégalais propose que l’Afrique apparaisse enfin comme une alternative, plutôt que comme une éternelle subalterne.
Felwine Sarr est un jeune économiste, enseignant à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis, au Sénégal. Passionné de philosophie et de science sociales, il est aussi romancier, musicien, éditeur. De ce profil atypique vient sûrement l’originalité de son dernier essai Afrotopia, publié chez Philippe Rey le 10 mars. Selon lui, le continent continue d’être perçu au travers du regard extérieur, occidental : «sous-développé», en retard, toujours en position inférieure. Faut-il décoloniser notre façon de voir l’Afrique ? Un objectif que Felwine Sarr adresse surtout aux Africains, les premiers concernés.
S’affranchir des critères occidentaux, ça veut dire quoi ?
Il s’agit de sortir de critères qui instaurent une dominance de l’économie, des catégories qui ne sont que quantitatives, statistiques, comparatives, et de réfléchir à une réalité en train de se faire et qui est mue aussi par de l’immatérialité. Une vie humaine engage bien plus de dimensions que celles que nous laissent voir les indicateurs économiques : des dimensions sociétales, culturelles, écologiques ou environnementales. Ce n’est qu’en agrégeant toutes ces dimensions que la vie prend sens. Or, depuis cinq ou six siècles, l’Afrique est marquée par un regard extérieur, le regard de l’autre, de l’explorateur, du marchand et du colonisateur.
Mais ce regard n’a-t-il pas changé depuis les indépendances, notamment, avec les travaux de l’historien Achille Mbembe ?
Les indépendances ne marquent pas la fin de cette pénétration des esprits. Et Achille Mbembe est malheureusement un exemple trop rare d’intellectuel qui tente de renouveler les catégories avec lesquelles on pense l’Afrique. Le discours universitaire africain continue majoritairement de se fonder sur des concepts et des catégories dont la géographie et l’historicité sont occidentales. Sur la question du défi du «développement», nous n’avons pas assez interrogé les présupposés qui structurent cette notion. Nous sommes perpétuellement dans une démarche téléologique, comme si tous les pays devaient suivre des étapes identiques et dans un ordre donné.
Nous tombons ainsi dans le piège de l’ordonnancement et du classement selon une échelle normée par ceux qui en ont fixé les critères. Une fois qu’on a énoncé ces chiffres, on ne sait pas grand-chose de la vie des gens. En quoi la croissance d’un pays a-t-elle amélioré la vie de ses habitants ? Comment a-t-elle été répartie ? En quoi elle a contribué à répondre aux fonctions psychosociales des groupes ?
Vous relevez des comparaisons trop souvent négatives et ineptes pour l’Afrique…
En effet, quand on indique la place d’un pays comme la Tanzanie dans un classement mondial, au lieu de constater que ce pays a doublé son revenu par habitant en moins de dix ans, et le chemin qu’il a parcouru, qui prend sens par rapport à son histoire économique interne, on le compare au Japon ! Ce qui n’a aucun sens. Comme si les trajectoires socio-historiques étaient comparables sur une même échelle. C’est justement un tel discours qui a servi à justifier toute l’entreprise coloniale. L’Europe a inscrit tous les autres pays dans sa narration, et l’Afrique dans une position de subalternité. Elle a imprégné ainsi l’imaginaire collectif bien au-delà de son espace. C’est là sa grande victoire. C’est de ce siège qu’il s’agit de la déloger pour explorer d’autres possibles.
Que faire pour en sortir ?
Des théories, qui ont perduré et structuré notre imaginaire pendant plus de cinq siècles ne disparaissent malheureusement pas en cinquante ans d’indépendance. Il faut traquer les survivances de ce discours dominant dans le langage de tous les jours, dans le regard que nous portons sur nous-mêmes…