24 mars Fonds St-Jacques à 19h
–– Par Janine Bailly ––
Lui, c’est Patrick Womba, le conteur. Je ne l’avais personnellement pas revu depuis la Katchopine ou la fille aux oiseaux, je l’attendais impatiemment, et voilà qu’il nous est revenu, tel une hirondelle avec le printemps, pour une unique représentation à Fort-de-France, dans la petite salle Frantz Fanon de Tropiques-Atrium ! Bobo premier, roi de personne, créé en février 2015 à l’Archipel Scène Nationale de Guadeloupe, fut joué avec succès au Festival Off d’Avignon en juillet 2015.
Ce soir, pour nous enfin il entre, sa voix d’abord devant lui, projetée dans le noir de la scène. Puis dans la lumière il est là, et l’espace aussitôt en est tout habité : par son corps pain d’épices dense et dansant, tout de couleurs chaudes vêtu et de cuir orange chaussé ; par cette drôle de construction colorée et conique, précédée d’un tambour, qui délimite le fond du plateau ; par la surface de jeu, comme qui dirait surface de réparation, dessinée au sol à l’aide de clairs paniers d’osier sur lesquels de petits instruments de musique étranges attendent sagement de donner de la note au spectacle. Puis il y a comme il se doit le texte, du guadeloupéen Frantz Succab, d’abord texte chaos, délire verbal désordonné, labyrinthe dont il me faut trouver la bonne entrée avant que de m’y perdre. Il me restera d’ailleurs au long de la soirée des moments d’incompréhension, parce que le créole n’est pas ma langue, moins encore celui de Guadeloupe, et que les chansons par exemple m’échapperont en partie, parce que je n’ai pas toutes les références – mais qui peut donc bien être cet Ibo qui revient en leitmotiv –, parce que cela va si vite que je me sens bousculée, bousculée mais happée, mais ravie car repue de mots, de gestes, de musiques, de chansons, de pas de carnaval et de danses esquissés. Conteur lutin, farfadet, feu-follet, Patrick enchante et interpelle son public, « qui n’est pas son peuple », qui rit aux sorties drolatiques et sait se taire aux instants les plus graves, qui adhère à ce qu’il lui est donné, de façon si généreuse et sans détours, à voir et à entendre.
Alors le chaos prend forme et s’ordonne, autour de quelques axes essentiels, qui donnent au solo son épaisseur. Et Patrick Womba dessine et fait vivre sur scène d’autres personnages : une mère qui par son inquiétude dérange la création, et veut ou ne veut pas que son fils ait la légion – la région ? – d’honneur, mais par-dessus tout l’omniprésente Pauline aux formes rondes, si bien décrite de la voix et caressée des doigts qu’on finira par s’en dessiner l’image, par en rêver les « courbures » ou « les abondances ». Une Pauline qui ne viendra pas malgré tous ces « testos » textos d’amour à elle dédiés ! Une Pauline sans fin désirée mais toujours absente ! En quelle langue serait-il bon de lui parler ? En créole ? Ou par les mots trouvés aux rayons des bibliothèques, dont on vous interdit de déchiffrer sur place les livres ? Magicien de la parole, le comédien jongle avec le langage, il « crache ses mots qui tournevirent, qui tombent du compte-gouttes de son cœur », ou qui prennent soudain autre visage lorsqu’ils sont passés au filtre du micro (tiré de ce cône retourné dans un second temps pour devenir trône), et comme cachés pudiquement derrière de grosses lunettes de soleil incongrues. Il crée d’autres mots, invente une secréteuse et les z’ittératures, puise dans ses « deux sacs », l’un enfermant le créole l’autre le français, marie avec allégresse le réel à l’imaginaire. Il est mime encore, quand prétendant être en manque d’une équipe de musiciens qui se fait par trop attendre, il demande à un supposé technicien de lui donner les musiques de son pays, qu’il va avec élégance exécuter dans l’air, au devant de lui, de ses mains si habiles et si vivantes !
Mais, comme il est dit dans certaine critique du spectacle, « derrière le clown joyeux se cache une pensée profonde ». Avec l’évocation de Ibo Simon, homme politique guadeloupéen noir à l’ascension surprenante, réactionnaire et qui, selon Frantz Succab « pratique l’auto-racisme et l’auto dénigrement», la politique affleure sous le rire. Il y a sans doute dans tout cela de l’Ubu Roi et de L’Arturo Ui, peut-être trop de thèmes sont-ils traversés. Mais oserai-je l’avouer ? Cet aspect m’est resté plus énigmatique, encore ai-je bien compris qu’il était question de blessures, qu’on y parlait de couleur de peau, de ceux qui étaient juste des hommes et ne sont devenus des nègres qu’après ce long voyage à leur peuple imposé, ou de ces nègres qui devraient bien un jour cesser de se décrier eux-mêmes ! « Je suis nègre de moi-même », psalmodie un temps le personnage de Bobo.
Véritable comédien polymorphe, Patrick Womba, Protée des tréteaux, déclarait en 2010, dans un entretien avec Sylvie Chalaye : « J’ai d’abord été musicien, chanteur, et percussionniste… Je suis venu au théâtre par la musique… Mais peu à peu je me suis retrouvé sur scène, comme comédien, et j’ai commencé une réflexion sur la musicalité du comédien, c’est-à-dire la gestuelle, la respiration du texte, la mise en jeu du corps, la dynamique du mouvement, la corporéité de la parole : comment le corps influe sur le parlé et inversement. » Toutes choses qu’il nous a prouvées ce soir, si besoin en était encore. Et pour tenter de définir ce que fut le bonheur de ce moment, je laisse le dernier mot à cette amie qui, au sortir de la salle, déclarait dans un beau sourire épanoui : « Doudou, c’était ludique ! »
Janine Bailly ; photos : Paul Chéneau
Fort-de-France le 23 mars 2016