— Par Roland Sabra —
Le 26 avril 1986 à Tchernobyl dans la centrale nucléaire des apprentis sorciers ont voulu tester la possibilité d’une production supplémentaire d’énergie en cas d’arrêt d’urgence. Ils sollicitent le réacteur nucléaire numéro 4 au-delà des ses possibilités. A 1 h 23 minutes 49 secondes l’expérience prend fin avec l’explosion du réacteur. L’humanité va connaitre la plus grande catastrophe technologique de son histoire et sans doute la plus grande opération de camouflage et de dissimulation. Des dizaines et des dizaines de milliers de tonnes de ferrailles, de béton, de sable vont être transportés en catimini pour tenter de construire « le plus giganstesque et dérisoire sarcophage du monde« . Le nuage radioactif traversera l’Europe, l’Asie, l’Amérique du nord. Tchernobyl ne s’évoque qu’avec des superlatifs, qu’il s’agisse de l’incurie, du cynisme, du mensonge, du mépris, de la complicité, du mutisme il n’y a pas dans l’histoire d’événement qui l’égale. Aujourd’hui trente ans plus tard nous continuons de faire comme si cela n’avait pas été. Et le pire est à venir. Il est celui que nous réservent les vingt tonnes d’uranium toujours en fusion instable au coeur du récteur numéro quatre et dont peronne ne sait que faire.
C’est contre cette conspiration du silence et de l’oubli que « Tchernobyl forever », en création mondiale à Fort-de-France invite à s’insurger. Stéphanie Loïk la metteure en scène a puisé dans « La supplication, Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse « , de Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de Littérature 2015, l’essentiel des témoignages complétés par des extraits de Carnet de Voyage d’Alain-Gilles Bastide .
Ils sont donc trois, deux femmes et un homme, qui arrivent du fond du plateau coté cour, marchant comme des machines aux gestes mécaniques mais liés et non pas saccadés, de noir vêtus sur le désert de la scène, soldats d’une boursouflure d’armée soviétique qui vit déjà sa mort sans encore la connaître. Et ils nous disent à nous qui ne voulons pas entendre. Ils nous disent ce jeune pompier et sa femme : » Nous étions jeunes mariés. Dans la rue, nous nous tenions encore par la main, même si nous allions au magasin… Je lui disais : « Je t’aime ». Mais je ne savais pas encore à quel point je l’aimais… Je n’avais pas idée… Au milieu de la nuit j’ai entendu un bruit. J’ai regardé par la fenêtre. Il m’a aperçue : Ferme les lucarnes et recouche-toi. Il y a un incendie à la centrale. Je serai vite de retour« . Il est parti de lui-même, en chemise. A cinq heures du matin il était hospitalisé. A dix heures sa femme découvre le cadavre noirci, gonflé, boursouflé et on l’exhorte « Vous ne devez pas oublier que ce n’est plus votre mari, l’homme aimé qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination. Vous n’êtes pas suicidaire. Prenez-vous en main ! « .
Et c’est la longue litanie des parents torturés par les souffrances d’enfants monstrueux mis au monde et surinvestis d’amour ou parfois abandonnés, parqués au fin fond du pays dans un hôpital où ils serviront de cobayes. C’est le récit de ces vieilles femmes, démunies, sans un sou vaillant qui iront déterrer les objets hautement contaminés pour les revendre sur les marchés et qui participeront de ce fait à la dissémination des radiations. C’est l’insupportable liste des corps sans bouche, sans anus, aux yeux purulents, des dents qui tombent, des cheveux qui chutent comme neige en décembre, des cancers, des leucémies, des monstres que les enfers ne pouvaient pas même imaginer. « Il changeait : chaque jour, je rencontrais un être différent… Les brûlures remontaient à la surface… Dans la bouche, sur la langue, les joues… D’abord, ce ne furent que de petits chancres, puis ils s’élargirent… La muqueuse se décollait par couches… En pellicules blanches… La couleur du visage… La couleur du corps… Bleu… Rouge… Gris-brun… Et tout cela m’appartient, et tout cela est tellement aimé ! On ne peut pas le raconter ! On ne peut pas l’écrire ! Je l’aimais ! »
Un tel texte ne peut pas être joué. Stéphanie Loïc a l’intelligence de ne surtout pas le demander à ses comédiens. Pas besoin d’emphase. Juste dire le texte. Si sa violence embrase et illumine, sont-ce les bons mots , il n’est recevable que parce qu’ existent en contrepoint la lenteur des gestes, l’effacement des comédiens et l’extrême sobriété de leur interprétation. L’espace du plateau est sculpté par un jeu d’ombres et de lumières à l’intérieur duquel s’inscrit une chorégraphie savamment articulée des déplacements, des mouvements et de l’intentionnalité du texte. Le geste et le dire appartiennent à deux registres discursifs différents parfois convergents parfois divergents. La lenteur est celle d’un film au ralenti qui par ce procédé suggère un arrêt, une immobilisation, une retenue du temps, l’irréalité figée d’une situation vitrifiée par l’explosion nucléaire. Le moindre mouvement est d’une précision millimétrique, l’agencement des corps relève d’une mécanique céleste et quelques soient les positions les plus acrobatiques le texte est dit à l’unisson, présenté comme une offrande qui, plus que l’histoire des faits, écrit celles des âmes et leur complexité. Car de multiples voix s’entrecroisent, se superposent se confondent et nous disent l’horreur, l’ambiguïté et l’inconcevable : on peut aimer Tchernobyl !
Nul artifice dans ce travail, les chants sont a capela, ils nous disent l’avant et l’avenir radieux que promettait le soviétisme, la terre et les moissons qui ne seront plus, l’amour et la mort en un corps dévasté.
A l’exceptionnel de la situation qui nous est contée se construit en contrepoint une mise en scène d’une radicalité à la hauteur du récit. Dans son dépouillement extrême le travail présenté est un des plus beaux et des plus somptueux qu’il nous ait été permis de voir en Martinique. Au noir final la salle jusque là en apnée, glacée, saisie, a érupté dans un applaudissement sans fin. Nul ne sort indemne d’une telle présentation. Et surtout pas toi lecteur, qui connaissait le thème, le lieu et l’heure du spectacle et qui par pusillanimité n’est pas venu, ton « n’en-rien-vouloir-savoir », de quoi est-il complice ?
Fort-de-France, le 20-03-2016
R.S.
« Tchernoby forever »
Création Tropiques Atrium Scène Nationale
Avec : Vladimir Barbera, Aurore James & Elsa Ritter
Mise en scène : Stéphanie Loïk
Production : Théâtre du Labrador
Coproduction : Tropiques Atrium Scène nationale, Théâtre du Labrador
© crédit photo : A.G Bastide – Prypiat _ Ukraine