— Par Roland Sabra —
Deux pièces de théâtres qui s’inscrivent dans la logique du théâtre martiniquais et qui en démontrent, chacune à leur façon les limites.
Notre article « Cyclones : trop c’est trop ! » nous a valu des remarques, des incompréhensions, des critiques. Nous y serions allés » un peu fort « , « c’est un billet d’humeur, pas une critique » « ce n’était pas si mauvais que ça », « c’est ethno-centré » sous-entendu « européanocentré », « tout ce qui vient de l’extérieur est bien, tout ce qui vient d’ici est mauvais »… On connaît la chanson. Heureusement il y a le bouche-à-oreille. Et il fonctionne plutôt bien pour « Cyclones ». Plus d’un millier de spectateurs on déjà vu le spectacle, il est chaque fois l’objet d’un engouement populaire et il est encore en tournée en Martinique. Nous mêmes l’avons vu deux fois. Une fois en 3 D comme le dit le metteur en scène, c’est à dire dans un pitt, et dernièrement en 2 D dans une salle à l’italienne, le TAC pour ne pas la nommer. Les deux expériences se complètent. Notre avis sur la pièce n’a pas changé même si notre perception du travail produit s’est modifiée. Il faut dire que l’écart entre la perception du grand public et la notre est tel qu’il ne peut que nous interroger. L’essentiel de la critique portait sur un mode d’expression corporel des deux comédiennes qui emprunte au mime d’Étienne Decroux ( Étienne et non Émile, comme une coquille longtemps non corrigée a pu le laisser croire), à la danse, au travail sur la voix. Plus que le problème de la redondance du dire sur le geste ou de la plate illustration de l’un par l’autre le parti-pris de Patrice Le Namouric pose le problème plus général du lien entre le texte de l’auteur et celui qui résulte du travail sur le plateau. Une autre critique sur la pièce publiée sur Madinin’Art et intitulée » Cyclones : De bruit et de fureur ! plus avantageuse n’a pas trouvé grâce, elle non plus , aux yeux de l’auteur au motif qu’elle dévoilait l’énigme de la pièce « alors qu’à aucun moment le texte ne précise la réelle nature des liens qui unissent les deux protagonistes« . Il ya donc bien deux textes sur scène celui de l’auteur, eliptique en l’occasion, et celui par trop bavard dans ce cas précis du metteur en scène. Mais c’est bien ce qu nous reprochions à ce travail d’en dire trop, d’en faire trop comme notre titre l’indiquait!
Il existe des pièces sans texte proféré qui ne sont pas pour autant du mime. François Tanguy et le Théâtre du Radeau en donnent un exemple parmi d’autres. Le travail de mise en scène de Patrice Le Namouric loin de soutenir le texte de l’auteur le rend inaudible. Il se pose en surimpression et finit par l’étouffer. Mais alors pourquoi les spectateurs ovationnent-ils ce travail ? Sans doute parce que la thématique déployée, et que nous ne voudrions pas dévoilée plus ici, est une de celles qui travaillent au corps la société quelle qu’elle soit et plus spécifiquement la société antillaise. Il y a quelque chose de l’ordre d’une reconnaissance d’un drame familier et refoulé et qui pour une fois n’est pas de l’ordre de la « blesse ». Enfin qui n’est pas directement lié à la « blesse ». Ce décalage par rapport aux propositions habituelles de mise en lecture, mise en espace, mise en scène apparaît comme une ouverture sur un problème contemporain et presque intemporel. Mais l’héritage de l’histoire n’est jamais très loin. Ce legs est sans doute aussi perceptible dans le travail sur le plateau. On peut faire l’hypothèse bien réelle en vérité, d’une parole interdite, d’un statut d’objet, d’une négation du dire. Et l’on sait depuis toujours que ce que les mots de la langue ne peuvent dire ou se voient interdit de dire le corps le dit en lieu et place. D’où peut-être une valorisation particulière de modes d’expression extra-verbaux, le tambour, le chant, la danse vivaces comme nul part ailleurs. Cette potentialité d’expression corporelle qui est aussi une de marque de fabrique des comédiens antillais et qui verse parfois dans le surjeu, est canalisée par le metteur en scène Patrice Le Namouric dans un style de jeu qui tente de valoriser des aptitudes acquises mais aussi en partie héritées.
En d’autres termes peut-être qu’au delà du problème sociétal abordé toujours vivace le mode de formulation qui reposerait sur la prise en compte d’un refoulement et/ou d’une négation de la parole avec pour corollaire une somatisation compensatrice d’un évitement de la folie s’adresse explicitement à un public socialement et culturellement réceptif. Ce public d’ailleurs est assez différent de celui que l’on croise habituellement au TAC et à Tropiques-Atrium. Le nombre de portables restés allumés et consultés en témoigne. Est-ce à dire que « Cyclones » relève du théâtre populaire et qu’un certain élitisme petit-bourgeois, forcement petit-bourgeois, le néglige, voire le méprise ? On connaît assez les âneries proférées à propos de programmations soi-disant élitistes par qui n’a jamais assisté à une représentation scolaire. Quand un collégien de 13-14 ans à la suite d’une scolaire de « Moi, Pirandello » interroge J-C Berutti sur la présence tout au long de la pièce de la couleur verte et sur le pourquoi de la mise à nue des machines des coulisses dans un scène féerique, il touche du doigt le cœur même du théâtre de l’auteur sicilien. Ce n’est pas une longue fréquentation du théâtre, surtout pas un apprentissage pas à pas du théâtre qui lui fait poser cette question cruciale. Non, c’est simplement une aptitude à se laisser questionner par l’imprévu et l’inconnu. Aptitude qui est celle de tout un chacun.
Cela étant le théâtre est une discipline qui suppose le respect d’un certain nombre de règles. Il n’est nullement question d’en faire un inventaire ici seulement de rappeler que ce qui est suggéré est plus facile à faire passer que ce qui est asséné, qu’il n’est nul besoin d’un bruitage dix fois répétés d’un cyclone pour faire entendre une situation orageuse, qu’un personnage vieilli et courbé en deux en début de spectacle ne peut rajeunir et se redresser sans qu’un événement clairement repérable dans la pièce ne le justifie, que texte ne peut être un prétexte à faire et à dire autre chose que ce qu’il tente de nous dire, que le travail sur différents registres de voix doit être en adéquation avec les situations qui les produisent. Enfin nous ne rappellerons pas les limites à l’exportation de productions par trop autocentrées, la mondialisation, qui quoiqu’on en dise est une des faces de l’ouverture, même si on peut le regretter, s’en chargera.
« Les enfants de la mer » s’inscrivent dans une autre perspective. Reprendre une mise en scène que l’on a déjà montée n’est pas une facilité. La reprise doit se justifier. Surtout quand le premier essai s’est trouvé être plutôt concluant. Nous avions apprécié l’audace de José Exélis et la magnifique complicité qui l’unissait à Dominique Guesdon pour les lumières. José Exélis reprend la mer et nous embarque vers les rivages de la tragi-comédie musicale. Musiques chants et danses sont convoqués sur scène pour un éblouissement et une chorégraphie de couleurs chatoyantes et vivaces pour nous dire la vie la mort, le chagrin et l’espérance, les rires et les larmes, la liberté et l’oppression d’un embarquement de boat-people perdu entre requins et récifs quelque part du coté d’Haïti, des Bahamas ou de Miami.
Le pari d’Exélis est audacieux. L’audace réside dans le parti-pris de comédie musicale. N’allez pas croire qu’on se tient les côtes du début à la fin pas plus qu’on ne se tient plié en deux de bout en bout dans « West Side Story » ou « Les Misérables » ou « Chicago » ou « Hair » ou « Rent » etc. Le choix est une bonne façon de prendre une distance salutaire, en évitant de verser dans un pathos plombant, tout en permettant au spectateur de faire le chemin vers l’appropriation du propos. C’est à la fois beau et bouleversant. Il y a une esthétique de l’angoisse et du spleen, de la mélancolie et d’un idéal, d’un voyage et d’un impossible retour, de la beauté et de la mort qui se dégage de la suite de tableaux proposés.
Le pari est intelligent. Il colle à une actualité brûlante, celle des réfugiés. A bord il y a parmi les sept femmes une syrienne, une asiatique. Elles nous parlent dans leur langue. Et nous comprenons leurs mots au-delà des mots. Et si le début est un peu long à se mettre en place, une fois les côtes perdues de vue, la coque nous embarque et les sept nous prennent par la main pour demeurer à bord.
La difficulté tient à la mobilisation des qualités requises pour une telle aventure, une tel voyage. Trouver sept comédiennes sur un si petit territoire n’est pas chose facile, mais trouver sept actrices qui soient à la fois des danseuses, des chanteuses, des comédiennes et des tragédiennes relèvent de l’impossible. Il n’y a pas lieu ici de distribuer des récompenses, de relever telle prestation au détriment de telle autre. Mais on sent bien au-delà d’une actualisation de l’adaptation qui n’a pas été menée à son terme, que le texte reste étranger, suspendu dans un ailleurs éloigné à jamais de toute possibilité d’appropriation, comme un corps pour toujours allogène et néanmoins proche par ce qu’il cherche à dire.
La voie choisie par José Exélis a ce mérite d’éviter une copie du théâtre minimaliste de grande qualité que la programmation de Tropiques-Atrium nous offre depuis quelques temps, de refuser les gesticulations grandiloquentes du péplum version bande dessinée, de contourner la tendance au surjeu et à la « spectacularisation » gratuite et sans propos trop souvent délivrée en guise de viatique au spectateur assoiffé et affamé.
Il faut donc aller voir « Cyclones » et sans doute plus encore « Les enfants de la mer ». Cette dernière pièce, quoiqu’on en dise rejoint une autre réalisation de José Exélis au répertoire national martiniquais : Wopso ! Deux réalisations de cet ordre pour un seul metteur en scène, c’est pas si mal, Non ?
Fort-de-France, le 14/03/2016
R.S.