— Par Selim Lander —
Jean-Claude Berutti et sa compagnie présentent des miscellanées piochées dans l’œuvre de Pirandello (sur le bien-fondé ou non d’une telle démarche, voir l’article de Roland Sabra). Le comédien Christian Crahay fait une première apparition dans le rôle du metteur en scène-bateleur chargé de « vendre » le spectacle au public, un prologue qui n’a pas semblé indispensable, sonnant même un peu faux, impression confirmée par les deux premières scènes dans lesquelles ce même comédien est distribué à contre-emploi, l’habit de séducteur n’étant pas, à l’évidence, celui qui lui convient le mieux. Par contre, et fort heureusement, sa partenaire canadienne, Nicole Oliver, a déployé dans ces mêmes scènes toutes les ressources de son art, une vraie démonstration de ce que peut faire une comédienne de sa voix, de son corps. Peut-être d’aucuns auront-ils pensé qu’elle en faisait parfois un peu trop, mais, comme cela nous est précisé à la fin de ces deux mêmes scènes, c’était « fait exprès » ! Il s’agissait de jouer à l’ancienne, à la manière du boulevard, bref comme il ne serait pas « convenable » de jouer de nos jours. Ici encore, la glose autour du théâtre nous est apparue superflue, tombant à côté pour les amateurs du jeu « à l’ancienne » dont, fatalement, quelques-uns étaient présents dans la salle. Quoi qu’il en soit, ce spectacle théâtral au projet incertain est sauvé par la présence de Nicole Oliver, en femme fatale et, plus tard, d’Axel de Booseré dans l’homme qui ne vit plus que grâce au pouvoir de l’imagination.
A côté, ou plutôt au milieu du spectacle, Christian Crahay est filmé, toujours avec Nicole Oliver, dans une scène montrant une jeune maman qui a épousé un bourgeois maladivement jaloux et a trahi ainsi sa vocation de cantatrice. Le film joué sur un mode très bergmanien, en noir et blanc, fascine d’autant plus que Ch. Crahay se révèle là un comédien convaincant. Cela étant, le mélange des genres soulève le problème des pouvoirs respectifs du théâtre et du cinéma. La confrontation dans une même soirée, non d’images vidéos en fond de scène destinées à accompagner les comédiens sur le plateau, comme cela se fait de plus en plus fréquemment, mais, d’un côté, du théâtre traditionnel, et, de l’autre côté, d’un film qui capte ici toute l’attention puisqu’il est la seule chose à regarder pendant toute le temps de sa projection, cette confrontation s’avère cruelle pour le théâtre. On ne prétendra pas que tel serait toujours le cas, mais le fait est que le cinéma dispose d’armes que le théâtre n’a pas : ainsi la caméra est-elle capable de diriger notre regard là où il n’irait pas naturellement (sur un accessoire, par exemple, qui soudain prend une signification propre), à moins qu’il ne puisse tout simplement pas y aller, le regard (comment faire un gros plan sur un visage au théâtre ?) C’est pourquoi, paradoxalement, le cinéma en deux dimensions peut paraître plus « vrai » que le théâtre, pourtant « spectacle vivant »…
Un dernier mot, qui n’est pas sans rapport avec ce qui précède. Pourquoi Ch. Crahay se montre-t-il plus convaincant au cinéma qu’au théâtre ? Sans doute parce que le rôle de jaloux lui convient mieux que celui de séducteur, sans doute aussi parce qu’il est plus facile de jouer au cinéma qu’au théâtre. Mais n’y a-t-il pas autre chose ? Peut-être aussi, donc, parce que, au cinéma, le comédien peut visionner des rushs et se corriger lui-même en conséquence, ou mieux comprendre ce que le metteur en scène attend de lui, si besoin est.
Tropiques Atrium – Fort-de-France – 4 mars 2016