Moi Pirandello, la vie , l’amour, la mort et le théâtre…

Axel de Booseré— Par Roland Sabra —
moi_pirandello-3L’amour, la mort, la disparition, la guerre des sexes et toutes les rêveries plus ou moins cauchemardesques afférentes à ces thèmes traversent l’œuvre de Pirandello et Jean-Claude Berutti nous en livre avec brio un aperçu laissant le spectateur dans une tension irrésolue, entre portrait théâtral de Luigi Pirandello et questionnement philosophique autour de l’identité, l’aliénation, le fantastique, le vrai, le faux, le théâtre dans le théâtre. Le portrait de l’écrivain sicilien est brossé à l’aide de quelques unes des figures les plus connues des œuvres pirandelliennes, issues de « Ce soir on improvise », « L’homme à la fleur à la bouche », « Je rêve, mais peut-être pas », «  Colloque avec des personnages ».

Les deux premières pièces sont très connues, les autres un peu moins. Au début du spectacle «  Ce soir on improvise ». Un metteur en scène, Hinkfuss, se présente. Il indique au public que les acteurs, à partir d’un canevas de Pirandello, vont improviser un drame familial. » Jouant cette histoire sicilienne, les acteurs sont constamment interrompus par Hinkfuss: « C’est un véritable despote. Il empêche toujours les comédiens d’aller jusqu’au bout L’apparente spontanéité des répliques et du jeu donne parfois l’illusion que les comédiens présents sur scène improvisent réellement. Mais « tout ça est écrit: on n’invente rien », précise l’interprète.
moi_pirandello-4Un autre personnage de la même pièce Mommina est présente dans un petit film néo-réaliste en noir et blanc, façon Rosellini. Mommina est l’aînée d’une famille de quatre filles vivant à la « continentale » au plus profond du coeur de la Sicile. Elles font scandale: elles chantent en public. Mommina épouse Rico Verri qui l’emmène dans sa ville natale où il la séquestre, la brutalise, la persécute d’une jalousie rétro-active, espérant tuer l’image de celle qui fût trop courtisée. Totina l’une des sœurs, de passage revient pour jouer Le Trouvère de Verdi. C’est pendant qu’elle raconte à ses deux fillettes l’histoire de cet opéra que son passé et les souvenirs heureux qui lui sont attachés ressuscite. Elle se met à chanter et meurt sous l’émotion qui la déborde. Rico Veri quand il découvre la morte repousse le cadavre du bout du pied.
Dans «  Je rêve, peut-être pas », pièce moins connue Pirandello prend ses distances avec le théâtre réaliste. Une jeune femme rêve de son amant, un homme en frac, ruiné et qui triche au jeu pour lui offrir un collier de perles. Séduction, disputes, réconciliation, scènes de jalousie. Elle veut le quitter, rejoindre le précédent qui a fait fortune lui. Soudain il veut l’étrangler. A son réveil elle constate qu’il est là debout, calme et serein. Il l’observe, énigmatique. Rêve prémonitoire ? Cauchemar éveillé ? Interchangeabilité des personnages, inversion des rôles propre au travail du rêve ? On ne sait. Où est le vrai ? Ou est le fantasme ? La jalousie et la mort sont en maraude.

moi_pirandello-6La mort, elle irradie «L’ Homme à la fleur à la bouche ». Un dialogue, la nuit,dans un bar incertain, entre un voyageur chargé de cadeaux qui a raté le dernier train qui devait le ramener chez lui près de sa femme, de ses enfants et un client énigmatique qui porte à la bouche en guise de fleur une épithélioma dévorante et qui finira par l’emporter. Le temps lui est compter. Il observe le monde avec une minutie extrême comme pour toujours mieux s’en imprégner, comme pour le retenir dans ses moindre détails, comme pour s’y accrocher avec un désespoir emprunt d’humour et d’élégance. Le moindre geste qu’il observe est peut-être le dernier qu’il peut voir. Son discours est décousu, en ellipse, en tours et détours comme une question qu’il laissera en suspens et toujours vivante car non résolue une fois qu’il aura disparu. «  Moi Monsieur, je m’accroche à la vie par l’imagination. J’imagine la vie des gens que je ne connais pas et c’est bon pour moi ! La vie on l’oublie quand on la vit … mais la vie Monsieur  … la vie … surtout quand on sait que c’est une question de jours … »  Le voyageur retardé est lui dans un monde de certitudes, de trop plein de cadeaux déposés à la consigne de la gare, d’horaires de train confirmés, d’assurance de retrouvailles avec sa famille. Lui, qui survivra à l’homme à la fleur, est déjà mort faute de savoir s’étonner du monde qui l’engloutit. Quand l’un demeure dans les mémoires par la béance ouverte de ses traces, l’autre est déjà mangé par le prosaïsme d’une réalité chimérique.

La mort encore dans cet extrait de « Colloque avec des personnages ». Un homme s’adresse à sa mère, en lui disant que, même si elle est morte, il pourra toujours penser à elle; en revanche, ce qu’il perd avec sa mort, c’est qu’elle ne pourra plus penser à lui. Ce qui se perd irrémédiablement dans le deuil, c’est ce que l’on est pour quelqu’un : « « Oh oui, maman […]. Je pourrais encore, si on me l’avait cachée par pitié, ignorer ta mort et t’imaginer comme je t’imagine encore vivante là-bas, assise au fond de ton grand fauteuil dans ton coin habituel […]. Mais c’est pour autre chose que je pleure, maman. Je pleure parce que toi, maman, tu ne peux plus me donner une réalité. […] C’est que moi maintenant je ne suis plus vivant et ne le serai plus jamais pour toi. […] Que suis-je, moi, que suis-je encore maintenant encore pour toi ? Rien. Tu es et tu seras à jamais ma maman; mais moi ? Moi, le fils, je l’ai été et ne le suis plus, ne le serai plus… »
Prendre ses rêves pour la réalité n’est-ce pas croire à la réalité du rêve ? Celui qui vit sa mort n’est-il pas plus vivant que celui qui la nie ou qui l’oublie ?

De la distribution assurée par trois comédiens fortement engagés dans le travail, assistés de trois marionnettes qu’ils manipulent, on remarquera Axel de Booseré dans le rôle de L’Homme à la fleur et Nicole Oliver. Tous deux s’efforcent avec réussite de restituer la clarté mystérieuse du propos pirandellien. Le phrasé est ciselé, les mots sont détachés à la limite de l’artificialité loin de tout naturalisme pour mieux souligner le trouble des repères, l’effacement de la marge entre rêve et réalité. La performance de Christian Crahay, car c’en est une dans les rôles d’ Hinkfuss, du mari jaloux du magicien ou du voyageur se déploie volontairement sur un registre plus convenu, là encore en contraste avec le jeu de ses partenaires.

Au delà du portrait de Pirandello dont on sait que la vie privée a été un enfer, marié à une femme atteinte d’une telle phobie jalouse qu’en d’autres temps elle aurait été internée, le travail de Jean-Claude Berutti tente de restituer au plus près le questionnement pirandellien sur la représentation théâtrale. Qu’est-elle ? Quel rapport peut-elle avoir avec une réalité si celle-ci est fugace, incertaine voire illusoire et trompeuse ?
La représentation ne peut avoir lieu en dehors de la prise en compte des éléments codifiés qui la constitue et du lien indissoluble qu’elle noue avec la cité. Le théâtre pour Pirandello n’est que la tentative d’une représentation d’une représentation impossible. D’où bien évidemment la thématique du double qui se déploie sous plusieurs dimensions d’impossibilité. D’abord celle des comédiens d’être, de devenir sans intermédiaire, les personnages que le metteur en- scène leur demande simplement d’interpréter, puis celle du metteur en scène incapable de se défaire d’une écriture, qu’elle soit celle d’un auteur ou celle qui résulte du travail du plateau, enfin celle constitutive à l’insertion du théâtre dans la société comme inadéquation entre le public imaginaire figuré sur scène et celui de la réalité d’une représentation d’un soir.
moi_pirandello-5Ce questionnement Jean-Claude Berutti l’aborde dans sa mise en scène par des changements de plateau qui prennent la forme soit d’un déménagement des tentures coté coté cour et coté jardin et qui font apparaître les coulisses et l’obscénité des machines qu’elles renferment dans l’apparition concomitante d’une figure féminine lumineuse et voilée en fond de scène, soit un démaquillage face au public d’un comédien qui quitte un personnage pour en revêtir un autre. La scénographie qui utilise sur fond noir la totalité de l’espace du plateau se construit autour de quelques chaises d’un improbable jardin, d’une méridienne et d’un pouf tout aussi irréels et pourtant bien présents dans l’immensité du vide qui se dégage et qui enveloppe les personnages. Beauté glacée et glaçante des tableaux comme si Berutti se souvenait de la fascination berlinoise de Pirandello.

L’ensemble de ces interrogations pose inévitablement la question de la destination et de la réception d’un tel travail. Deux écoles au moins s’affrontent celle de la découverte étape par étape et qui voudrait qu’il y ait une progression dans la complexité des spectacles proposés, au risque d’en rester pour longtemps aux pièces du genre « Mon cul sur la commode » avec la condescendance sous-jacente à une telle option et celle qui supposant l’égalité des intelligences propose une découverte par immersion. Si le théâtre est une langue l’apprend-ton mot à mot ou en plongeant dedans ? Et la lecture du théâtre doit-elle être globale, semi-globale ou alphabétique ? Nous laisserons le lecteur devant cette interrogation en nous réjouissant du choix explicite fait par le Directeur de la scène nationale de Martinique.

Fort-de-France,

le 05/03/2016

R.S.

Moi, Pirandello
Mise en scène Jean-Claude Berutti / Traduction Jean-Loup Rivière et Ginette Herry / Scénographie Rudy Sabounghi / Lumières David Debrinay / Film Florian Berutti. Avec Axel de Booseré, Jean-Claude Berutti, Christian Crahay et Nicole Oliver