– Par Janine Bailly –
Valeska and you, présenté au centre d’un cercle magique sur le plateau de la salle Aimé Césaire, pour un public forcément restreint en raison de cette disposition particulière, ne ressemble à rien de ce que personnellement j’ai déjà pu voir dans le domaine appelé « danse ». Je pourrais donc qualifier cette performance à l’aide de l’expression « Objet artistique non identifié ». De ce moment intense, on ne ressort pas indemne, mais bien plutôt interpellé (ainsi que le suggère déjà le titre), secoué, bouleversé dans ses certitudes et ses convictions. Et si l’art a pour fonction de nous réveiller, Annabel Guérédrat, « lanceuse d’alerte » par son corps, ses paroles, ses chants, par les textes aussi qu’elle choisit de nous dire, atteint cet objectif au-delà de toute espérance !
Aux pourtours du cercle attendent vêtements, chaussures et accessoires qui seront tour à tour et à tour de rôle utilisés puis rejetés, certaines scènes étant interprétées seins nus, et cette nudité voulue, en écho à l’énergie déployée, apporte au spectacle une intensité, une poésie et une émotion accrues. Car, si l’on nous parle de « pensée olitique en état de danse » (ou de transe ?), si la performance est « un acte de résistance et de liberté », celle-ci n’exclut pas une grande beauté liée à une évidente recherche esthétique.
Soutenue et portée par la batterie qui, allant de la timidité à la force, crée une étrange atmosphère de calme, ou d’attente inquiète, ou d’orage, la danseuse nous invite dans son monde, qui est aussi celui de Valeska Gert, et que nous pouvons apercevoir sur l’écran placé dans un arc du cercle. Monde violent où l’on crie et se bat contre ce qui déshumaniserait – et je retiendrai ici les images d’un défilé militaire caricatural, ou d’un rouge combat de boxe mimé –, monde où on livre bataille et provoque pour aller vers le mieux. Mais monde encore où l’on partage et se sait solidaire, et qui nous offre d’heureux moments de tendre accalmie.
Créant l’intimité, s’adressant au public dont elle veut qu’il se sente concerné par le « processus en cours », Annabel Guérédrat joue de sa voix comme d’un instrument, modulant les phrases qu’elle nous destine, avec douceur quand elle nous invite au bien-être (« inspirez-expirez/donnez à votre corps une position confortable »), avec une incroyable force quand il s’agit de subversion et de révolte (ah ! ce « Ah » repris d’une spectatrice, et qui devient par sa bouche un cri tragique, hurlé et déformé jusqu’à l’animalité). Au sortir de la salle, je penserai d’ailleurs à l’opus poétique de André Benedetto Urgent crier ! En revanche, il me fut difficile de saisir certains des textes lus, ou plutôt projetés pour rebondir dans l’espace clos : sans doute pouvait-on se contenter d’en comprendre l’essentiel, condensé dans l’ensemble des mots perçus ?
Le corps, enfin et surtout, roulé au sol comme une vague accostant au rivage, le corps savamment contorsionné ou dressé face à nous en une marche volontaire jusqu’à l’agressivité, le corps participe de cet enchantement qui nous lie, au sens primordial du mot, puisqu’aussi bien Valeska, cabarettiste berlinoise des années 1920, se voulait et s’écrivait « sorcière » en son milieu. Le corps certes, mais aussi la chevelure, alternativement contrainte puis dénouée, qui voile ou dévoile le visage, griffé, au début de la prestation, d’un léger masque noir par bonheur bien vite tombé.
Et si, parce que je ne possède pas toute la culture nécessaire en ce domaine, je dois me référer à certains sites Internet afin de comprendre ce qu’est le mouvement « afropunk post-identitaire » auquel dit se rattacher la prestation, je sais cependant avoir ressenti, non par la raison mais par le coeur, le corps et l’âme, une émotion positive et constructive, née d’images et de sons que je n’oublierai pas ! Ce spectacle nous prouve, s’il en était besoin, à quel point les artistes de Martinique peuvent se montrer novateurs et « performants » ! Dommage qu’en ces temps si troublés, où nous avons besoin de comprendre et de partager, il n’ait pu s’offrir ce soir qu’à si peu de monde.
Janine Bailly
Fort-de-France, le 18 novembre 2015