— Par Roland Sabra—
Un « Théorème » pasolinien de tous les temps et de tous les lieux voilà ce que nous donne à entendre le texte de Koffi Kwahulé dans la mise en scène de Damien Dutrait et Nelson-Rafaell Madel lors de sa création au Théâtre A. Césaire de Foyal le 28 février 2013. Un inconnu, Ikédia, arrive un soir dans une maison bourgeoise et va servir de révélateur des drames familiaux qui gangrènent la vie d’un père d’une mère et de leur fille, surnommée « P’tite souillure ». Il est venu « Foutre le feu à la maison » et il le fera. Si la pièce est européenne dans sa structure, son propos dépasse largement cet horizon. Le dramaturge ivoirien dit d’elle : « C’est la part occidentale, constitutive de mon identité, dont je ne peux me défaire, comme le zèbre ne peut se défaire de ses rayures, que je laisse parler. » « P’tite souillure » est un peu le pendant de « Bintou » l’héroïne éponyme d’une autre pièce de Koffi Kwahulé que la jeune et talentueuse Laetitia Guédon a montée en 2009 à Avignon et présentée peu de temps après à Fort-de-France. On se souvient de cette Bintou, une jeune fille de treize ans, refusant les codes machistes d’une acculturation bâtarde et qui déclare la guerre à l’excision. Ainsi sont les personnages féminins de Koffi Kwahulé, des hérauts d’une liberté toujours à conquérir fût-ce au prix d’une destruction de l’ordre culturel qui légitime les voies de l’oppression. Mais elles sont aussi porteuses d’amour de générosité et de sens du sacrifice. Dans Bintou : » Elle nous a tous tellement aimés qu’elle a fini par nous détester. Mais même dans sa haine, il y a encore suffisamment d’amour pour sauver le monde. « Dès lors peu importe de savoir si Ikédia, le visiteur du soir, existe réellement ou s’il ne relève que l’imagination de « P’tite souillure », il sera l’instrument, le vecteur d’une vérité qui dans son déploiement progressif prendra la forme d’un jugement dernier. Car les références bibliques sont constantes dans l’œuvre de Koffi Kwahulé. « P’tite souillure » est coincée entre les désirs incestueux d’un père et la haine inextinguible d’une mère qui s’est construit un jardin d’Eden dans lequel le père et la fille ont pris la place d’Adam et Eve. Places intenables car le prix à payer de cet inceste originel est constitutif de la dette de vie contractée dés la naissance. Dette infinie que seule la mort peut solder. A l’inverse d’un Hamlet qui parle beaucoup mais ne fait rien Ikédia est un taiseux qui passe à l’acte. Le Père pris entre deux femmes est à la recherche d’un interlocuteur masculin. Il accueille Ikédia avec d’autant plus de bienveillance qu’il cherche à retrouver en lui, le fils qu’il a été. La Mère, démiurge d’un Enfer familial paré des oripeaux de l’Eden apparaît prisonnière des rapports de pouvoirs qui la gouvernent.
Le texte est magnifique de force, de violence même et de ruptures de niveaux de langue. On passe d’un registre quelque peu rare à un registre plus que familier, de l’imparfait du subjonctif à un langage très fleuri. Ces ruptures de tons soutiennent l’attention du spectateur, souvent pris au dépourvu par la formulation retenue. Le décalage entre le propos attendu et le propos entendu génère une violence que seule l’absurdité de la situation peut absoudre. Il y a du Beckett, du Pinter dans cette écriture. Mais il y a plus : une musicalité jazzy que cultive amoureusement Koffi Kwahulé. Ainsi par moment le texte est éclaté en plusieurs monologues, comme dans un morceau de Free Jazz où chacun dans son couloir poursuit son morceau et dans lequel la composition de l’autre instrumentiste participe sans le vouloir vraiment à la conception de l’œuvre.
La mise en scène proposée était portée par le texte plus qu’elle ne porte le texte, dont il faut bien dire qu’il semble se suffire à lui-même… Le début a été un peu difficile avec un dialogue à plusieurs voix pas très bien maîtrisé, aux enchaînements incertains au cours desquels l’impression école de théâtre prévalait. La bascule décisive est heureusement intervenue avec Emmanuelle Ramu dans le rôle de la Mère dont le talent et le métier sont apparus comme une évidence première. Elle était, comme si elle avait toujours été, cette Mère démente, fondatrice de paradis reposant le meurtre supposé d’un ancêtre (celui d’Ikédia en l’occurrence). Sans trop en faire, c’est le danger, elle a montré une palette étendue de capacités. Céline Vacher, agressive et teigneuse, à souhait sans doute, manquait un peu d’âme pour être totalement à la hauteur des figures « féministes » du dramaturge, mais elle a des réserves dans lesquelles elle peut puiser. Paul Nguyen, Père un peu falot, inutilement pourvu d’une moustache, a eu un peu de mal a endosser la défroque que la distribution lui attribue. Mais peut-être est-ce le rôle d’un père dominé et incestueux, figure dévalorisée, destituée de la fonction paternelle qui est apparu gênant. Quant à l’enfant du pays Nelson-Rafael Madel, il a acquis une belle maturité depuis ses premiers pas sur les scènes lycéennes d’il n’y a pas si longtemps. Sa prestation avec une retenue qu’on ne lui a pas toujours connue donne corps, chair et crédibilité à l’inquiétante étrangeté d’un cavalier de l’Apocalypse. L’accompagnement musical de Thomas Le Saulnier montre que le musicien su lire la pièce et ses interventions si elles ponctuent plus qu’elles ne soulignent ou accompagnent le propos sont justes. Si la scénographie et les lumières incitent à des réserves l’ensemble du travail est de bon aloi. La soirée est apparue comme une oasis dans le désert théâtral martiniquais de ces derniers temps et l’on ne peut que féliciter l’équipe du Théâtre A. Césaire de Foyal qui non seulement offre une programmation de pièces incontournables pour la culture théâtrale comme le cycle Shakespeare de l’an dernier, le cycle Victor Hugo de ce début de saison et le prochain cycle Bertolt Brecht mais soutient, avec peu de moyens, contrairement à d’autres, la création artistique contemporaine.
« P’tite souillure » a été sélectionné par La Chapelle du Verbe Incarné, le TOMA, théâtre des outre-mers pour le Festival d’Avignon 2013 et c’est tout à fait mérité.
Mise en scène : Damien Dutrait et Nelson-Rafaell Madel
Avec :
Le père – Paul Nguyen
La mère – Emmanuelle Ramu
La fille (P’tite Souillure) – Céline Vacher
Ikédia – Nelson-Rafaell Madel
Musicien – Thomas Le Saulnier
Scénographie : Aurélien Maillé
Lumières : Thomas Miljévic
Musique originale : Thomas Le saulnier
Production : Compagnie Théâtre des Deux Saisons
En accord avec le Collectif La Palmera
Avec le soutien du Centre culturel Jean Vilar de Marly-le-roi
Fort-de-France, le 01 mars 2013, modifié le 02-03-2013.