— Par Selim Lander —
Bonne nouvelle : des « irrévérencieux » ont investi le Théâtre municipal. Pendant trois jours les Martiniquais assez chanceux pour obtenir une place peuvent assister à un spectacle de pure comédie, avec des masques, du mime, de la danse, du rap, sans oublier la « musique de bouche » (human beatbox) ni les démonstrations d’une contorsionniste, bref la commedia dell’arte revisitée à la sauce du XXIe siècle par la troupe des Asphodèles, basée à Lyon et dirigée par Thierry Auzer. La pièce qu’elle nous présente ces jours-ci doit être le premier volet d’un triptyque (on attend la suite !). Elle a été mise en scène par Luca Franceschi qui l’a lui-même écrite en collaboration avec les comédiens.
L’argument dans cette sorte de divertissement importe peu. Résumons-en le début : soit un M. Pantalone qui fut l’époux trois femmes venues de trois pays différents. Elles l’ont quitté lui laissant trois filles parlant chacune la langue de leur mère (espagnol, finnois, français). Ce M. Pantalone possède aussi une servante qui s’exprime pour sa part en anglais. Il a créé une ville dont Orlando est le duc. Orlando veut mettre de l’ordre dans la ville, c’est-à-dire construire des HLM à la périphérie, contraindre les habitants à perdre leur vie à la gagner, etc. Il associe M. Pantalone à ses projets et lui promet d’épouser l’une de ses filles pour sceller leur accord. Les filles, évidemment, ont d’autres visées…
Comme cela arrive quelquefois, on est surpris de découvrir les intentions des auteurs, lesquels entendent ici, à les lire, faire « un théâtre responsable et audacieux, sachant établir des correspondances avec notre société et ses contradictions, … un théâtre exigeant qui s’établisse en véritable institution morale ». Car il ne suffit pas d’évoquer en passant, sur le mode humoristique, certaines tares de notre société pour mobiliser les spectateurs et les inciter à changer le monde. Le « théâtre politique » (au sens que l’on vient de dire : mobiliser effectivement les spectateurs en vue de la révolution) a-t-il d’ailleurs jamais existé, a-t-il jamais fait autre chose que prêcher des convaincus sans la moindre conséquence pratique ? [Pour ceux qui ne nous liraient pas régulièrement, nous renvoyons une nouvelle fois là-dessus à notre article d’Esprit (mars-avril 2014).] Au théâtre, « l’irrévérence » atteint rapidement ses limites. Par contre, là où nous suivons entièrement les rédacteurs de la note d’intention, c’est lorsqu’ils posent comme première exigence de leur travail l’authenticité du savoir-faire.
Comment ne pas être comblé, en effet, par une pièce qui associe dans chaque interprète tant de spécialités du spectacle vivant ? Que demande-t-on à un divertissement sinon de la fantaisie (pour nous sortir de notre routine quotidienne), des surprises (pour éviter l’ennui), de la beauté (pour l’émerveillement). Et naturellement du talent. Tout cela est au rendez-vous chez ces irrévérencieux et l’on pardonne volontiers la maladresse de ceux d’entre eux qui se montrent moins agiles danseurs. Cette pièce a la propriété de nous remettre en état d’enfance – en témoignent les rires tout au long du spectacle et l’ovation à la fin. Ce n’est pas là sa moindre vertu.
Enfin, une mention spéciale à la troupe – qui compte dans ses rangs un comédien d’origine guadeloupéenne – pour l’introduction judicieuse du créole dans certains morceaux du dialogue. Profitons-en pour préciser que le dialogue est conçu de telle sorte que la multiplication des langues ne soulève pas de difficulté de compréhension. On n’en dira pas autant – petit bémol – du registre suraigu adopté par certaines comédiennes.
Les Irrévérencieux au Théâtre municipal de Fort-de-France les 21, 22 et 23 janvier 2016.