Lilian Pestre de Almeida, dans ce nouveau volume d’essais, analyse le tout dernier manuscrit inédit du Cahier (les troisièmes épreuves avant l’impression de 1956), corrigé à la fois par le poète lui-même et l’Angolais Mario Pinto de Andrade, le secrétaire de Présence Africaine.
On découvre à quel point ce poème-phare constitue l’exemple même « d’œuvre mobile », selon l’expression de Ernstpeter Ruhe. L’auteure replace la production césairienne dans un contexte beaucoup plus large qui dépasse les frontières de la francophonie (antillaise ou africaine), explore son intertextualité foisonnante, souvent à la limite de l’imprévisible et étudie ses rapports avec le surréalisme et les textes de la tradition classique (occidentale et orientale), les arts visuels ct la réécriture de l’oralité traditionnelle, grâce à la lecture renouvelée du long poème épique « Batouque » et de quelques courts poèmes. Le texte est accompagné d’une iconographie importante qui discute et éclaire plusieurs des mots énigmes du poète.
Présentation.
Le centenaire de la naissance d’Aimé Césaire (1913 – 2008) a été célébré tout au long de l’année 2013 en France et à la Martinique, en Afrique et en Amérique. De très nombreux événements ont été organisés en l’honneur et à la mémoire du poète. Une importante activité éditoriale a accompagné les colloques, revues, mises en scène, témoignages sur l’artiste et l’homme politique. Des Actes doivent sortir prochainement sur les rencontres de Dakar, Fontevraud, Fort de France, Cérisy, Paris et j’en passe.
Parmi toutes les publications de l’année, il faudrait dégager pour leur importance quatre ouvrages : a) les deux volumes de Kora Véron et Thomas
A. Hale, sortis en juin1, sur Les Ecrits d’Aimé Césaire. Biobibliographie commentée (1913-2008) analysant les textes et documents publiés de l’auteur; b) le volume de Daniel Maximin, Aimé Césaire, frère volcan 2 ; c) tout à la fin de l’année, la grande édition critique de l’œuvre du poète, coordonnée par Albert James Arnold 3 et enfin, d) dans un tout autre registre, le très beau volume de témoignages Aimé Césaire : cinq continents, cent témoignages4, publié par le Conseil Régional de la Martinique et organisé par les Archives départementales de la Martinique et la Bibliothèque Schoelcher.
Ce nouveau volume d’essais sur Césaire et son entour culturel réunit un certain nombre d’études et de recherches récentes et il prétend apporter un éclairage différent sur le poète et son oeuvre : de l’étude d’un tapuscrit du Cahier perdu et retrouvé jusqu’à l’exploration d’une intertextualité imprévue, – parfois même à la limite de l’imprévisible -, de langue anglaise et de langue portugaise. Bref : nous essayons de lancer des passerelles.
Le Cahier d’un retour au pays natal ne cesse de nous surprendre avec ses différentes versions et son instabilité foncière. Un tout dernier tapuscrit du poème, daté de juin 1956 et absent de l’édition critique et génétique de décembre 2013, révèle une collaboration fructueuse – ignorée ou méconnue jusqu’ici – entre Aimé Césaire et un intellectuel angolais, Mario Pinto de Andrade, secrétaire d’Alioune Diop dans Présence Africaine.5
L’intervention de Mario Pinto de Andrade dans le Cahier césairien est tout d’abord celle d’un correcteur d’épreuves, annotant beaucoup plus la préface de Petar Guberina6 que le poème proprement dit où il fait, simplement et au crayon, la chasse aux coquilles. Le poète, par contre, modifie encore sans relâche son poème, à l’encre bleue, même aux troisièmes épreuves pour l’impression : il réécrit des strophes, fait des translations de séquences, élimine des syntagmes, se reprend et les rétablit. Son sentiment le plus fréquent semble être l’insatisfaction. Nous analysons les pages très importantes de ce document inédit qui révèle encore des couches nouvelles et significatives d’un vrai palimpseste. Ce nouveau tapuscrit modifie encore notre perception du poème.
L’Angolais Mario de Andrade, à partir de 1955, moment où il s’installe à Paris, apporte encore à Césaire non seulement l’expérience vécue d’une autre Afrique mais aussi des textes et des mots, des thèmes et des figures que le poète martiniquais incorporera à son œuvre. Il est bien vrai qu’un héros problématique portugais, avant même la rencontre des deux hommes, était déjà cité dans un poème de Corps perdu (1950), “Dit d’errance”,7 mais une chanson écrite originalement en kimbundo (langue bantoue) par Mario Pinto de Andrade dans laquelle une mère angolaise pleure la mort de son enfant, envoyé dans une île prison, réapparaît, dix ans plus tard, dans une version en français, dans une scène capitale de la pièce de Césaire sur la mort de Lumumba, Une saison au Congo.
De l’identification de ce court poème réapproprié par Césaire est née l’idée d’aller voir de plus près l’intertextualité césairienne dans son rapport à la langue et aux cultures lusophones : le portugais couvre trois continents (des îles atlantiques, une partie de l’Afrique Occidentale et Orientale, le Portugal et le Brésil). Les traces – apparemment minimes au départ – confirment d’une part, la passion du mot chez Césaire et d’autre part, sa curiosité toujours en éveil ainsi que son extraordinaire culture. Le lecteur trouvera, dans ce volume, un résumé des échanges entre les deux poètes et leurs principaux interlocuteurs/médiateurs/passeurs interculturels. Ils sont plusieurs : de René Depestre à Benjamin Péret, d’Abdias do Nascimento à Gilberto Freyre, de Wifredo Lam à Michel Leiris, de Pierre Verger à Alexandre Adandé, du Dr. Price Mars à Alfred Métraux, de Camoes ou Pessoa aux écrivains angolais, et d’autres encore. Dans l’espace de la négritude africaine, Mario Pinto de Andrade fonctionne comme un vrai go-between écrivant tantôt en français, tantôt en portugais, sous son nom ou sous le pseudonyme de Buanga Fele.
Dans ce réseau interculturel et plurilingue, des femmes ont joué également un rôle qu’on ne peut négliger : la Martiniquaise Suzanne Césaire avec ses textes dans la revue Tropiques ou la Guadeloupéenne Sarah Maldoror (la femme de Mario Pinto de Andrade) avec ses films sur les poètes de la négritude (en particulier sur Césaire et sur Damas) ou sur les mouvements révolutionnaires africains mais encore les Brésiliennes Elsie Houston (la première femme de Benjamin Péret) et Marieta Campos (femme de Léon-Gontran Damas), l’Allemande Helena Holzer (la compagne de Wifredo Lam en Espagne et à Cuba), enfin la Cubaine Lydia Cabrera (la première traductrice du Cahier pour espagnol).
On s’attache également à étudier l’intertextualité césairienne de langue anglaise. Elle est encore plus importante et plus étendue qu’on ne le croit normalement et nous n’en explorons ici que ce qui est moins abordé, peut-être même moins vu : d’une part, l’emprise de la lecture de la Bible et d’autre part, les écrits d’un grand poète anglais installé à New York juste avant la guerre, W. H. Auden.
Le très émouvant hommage du poète Derek Walcott, l’auteur d’Omeros (1990), à Césaire dans le dernier Colloque à la Martinique en juin 2013 confirme l’attention qu’il faut porter sur la production poétique de la Caraïbe anglophone : l’aire est déjà explorée de façon effective par bon nombre de chercheurs.8
De notre part, nous avons cherché plutôt du côté proprement britannique. Nous croyons, par exemple, que c’est W. H. Auden qui, le premier, a mis Césaire sur la piste de la réécriture de La Tempête, de Shakespeare. Césaire et ses amis de négritude à Paris ont, certes, lu et relu les poètes américains de la Negro Renaissance. Le mémoire présenté par Césaire à la sortie de l’Ecole Normale Supérieure aborde la poésie contemporaine négro-américaine. Il y revient encore dans l’un des premiers numéros de Tropiques. Tout cela est bien connu aujourd’hui. Notre articulation entre “la fêlure d’une tasse de thé” annonçant la fin de l’Empire britannique et “la soupière d’une dame anglaise où flotte une tête de Hottentot” dénonçant les horreurs du colonialisme, n’est qu’une étape dans l’exploration d’un champ particulièrement riche dans lequel il y a encore certainement beaucoup de choses à mettre en lumière.
Nous avons également ajouté deux communications récentes, faites à Tunis et à Fort-de-France, sur l’oralité (contes et devinettes) et le surréalisme tout en les articulant et en les approfondissant. Elles sont devenues une réflexion sur la première phase de la production césairienne en tant que “petits dialogues en vers” de sorte que les chapitres II, III et IV de ce volume constituent un ensemble de littérature comparée.
Pour nos recherches, nous avons puisé dans deux fonds: le fonds Mario Pinto de Andrade à la Fondation Mario Soares à Lisbonne et le fonds Carlos Drummond de Andrade à la Fundação Rui Barbosa – Casa da Lite-ratura brasileira, à Botafogo, Rio de Janeiro. Pour ce dernier fonds, il nous faut remercier vivement Mme Sonia Oliveira Almeida de sa collaboration attentive et généreuse. A la Fondation Mario Soares de Lisbonne, nous remercions son directeur le Dr. Alfredo Caldeira et Mme Catarina Santos pour leur accueil et leur savoir.
Nous avons ajouté également à ce livre une iconographie abondante accompagnant nos analyses, pour deux raisons : primo, l’iconographie est une source importante des images ou des thèmes du poète qui prenait des notes dans ses visites à des musées comme le Musée de l’Homme à Paris, les Antiquités égyptiennes du Louvre ou encore des “mitrei” à Rome ou à Pise et secundo, parce que l’étude de l’apport des arts visuels à la poétique césairienne ne fait que commencer. Cette iconographie se distribue dans les différentes parties du volume et elle est composée d’images (photos, reproduction de gravures, publicités, toiles etc.) et de fac-similés de manuscrits.
Voici un bref résumé de ce que trouvera le lecteur dans notre volume qui réunit les résultats de recherches récentes.
Dans la première partie, intitulée “Du nouveau sur le Cahier : un manuscrit perdu et retrouvé”, on analyse le tout dernier tapuscrit du poème matriciel de la Négritude. Ce jeu d’épreuves appartient à Mme Annouchka de Andrade, la fille aînée de Mario Pinto de Andrade. Nous étudions toutes les pages du tapuscrit : dans plusieurs, des modifications significatives apparaissent et nous reproduisons trois de ces pages, choisies parmi beaucoup d’autres. Nous avons pensé au départ ajouter, pour les lecteurs français, simplement une chronologie parallèle mettant en scène une première articulation entre francophonie antillaise et lusophonie (brésilienne et africaine). Très rapidement, nous avons compris que ce n’était pas suffisant et nous avons élargi cette articulation vers la production anglophone et hispanophone. L’œuvre de Césaire, pendant les années de la guerre, a été connue tout d’abord à New York et en Amérique latine, fait qu’on oublie souvent. L’équipe de la revue Tropiques était en contact avec différentes revues surréalistes du continent. A ce sujet, les deux volumes de Kora Véron et Thomas A. Hale sont particulièrement importants mais nous pensons que notre chronologie parallèle peut être également utile aux lecteurs : elle place les œuvres de Césaire dans un autre réseau interculturel et multilingue. Elle pourrait elle aussi suggérer des pistes à d’autres chercheurs.
La deuxième partie du volume, sous le titre général “Dépassant les frontières francophones”, aborde l’intertextualité césairienne dans deux aires culturelles en dehors de la francophonie stricte : celles de la langue anglaise et de la langue portugaise.
Dans un premier chapitre, à partir d’une petite chanson de la pièce théâtrale sur la mort de Lumumba, Une saison au Congo, on identifie la reprise d’un poème lyrique sur la mort d’un adolescent en version bilingue (kimbundo et français) : par là se confirme de façon éclatante le rôle de go-between de l’essayiste angolais. Le thème de Sao Tomé comme île prison où se perdent des enfants permet également d’articuler deux textes contemporains (la chanson de Mario Pinto de Andrade reprise par Césaire) à un classique de la Renaissance portugaise, écrit par un juif portugais et publié à Ferrare, Samuel Usque. Dans une petite coda, on essaie également d’ébaucher le thème du “juif ” dans la poésie des trois pères de la Négritude. Un poème de Césaire intitulé “Depuis Akkad depuis Elam depuis Sumer” du recueil Soleil cou coupé, grâce à la figure du “Maître des trois chemins”, – autrement dit : d’Eshou -, articule deux diasporas dans le temps et dans l’espace. Césaire, dans sa poésie, plus que ses deux compagnons de Négritude, a évoqué deux diasporas avec leurs rêves de retour et recrée de manière subtile le paganisme antique au Moyen Orient et en Afrique.
Dans le second essai qui prétend dépasser les frontières de la francophonie, l’étude des manières et des objets de table – une tasse de thé et la soupière d’une dame anglaise – ouvre la voie vers une autre double intertextualité : d’une part, la rencontre de la montagne shakespearienne et d’autre part, l’innutrition biblique césairienne puisée certes dans la Vulgata latine (Césaire était très bon latiniste) mais également dans la tradition anglaise de réécrire en variations le texte de la Bible de King James. Césaire était un lecteur passionné de récits mythiques et de textes sacrés, dont la Bible en particulier. Notons que pendant longtemps la critique a exploré les rencontres textuelles entre Césaire et les poètes nègres (américains ou caribéens) : cette intertextualité est désormais bien connue. Nous essayons de jeter la lumière sur la figure d’un très grand poète britannique, W. H. Auden et son apport indéniable au théâtre césairien lorsqu’il détache, dans un long poème, rédigé en 1940-1942, la figure de Caliban juste après une représentation : le Cannibale, pauvre monstre humain (donc mortel), se dit l’écho de ceux qui ne parlent pas.
La troisième partie du livre emprunte son titre “le sucre du mot Brésil au fond du marécage” au vers final du poème “Soleil serpent”, du recueil Les Armes miraculeuses ; on y essaie d’analyser : a) des faits culturels non explorés que couvrent certains mots, dont batouque et autres comme igname par exemple, apparemment très simples, dans les principaux lexiques publiés9 jusqu’ici sur la langue de Césaire; b) une géographie cordiale des trois poètes de la Négritude; c) les poèmes les plus “brésiliens” de Césaire parmi lesquels justement le long poème “Batouque”, texte à la fois opaque et fascinant, caractéristique de la première phase de la poésie césairienne. Ce poème est encore une fois un palimpseste dont nous proposons une lecture d’exploration intertextuelle.
Le quatrième chapitre, intitulé “Dialoguant avec le surréalisme, les contes oraux” porte sur deux petits poèmes, peu étudiés, également de la première phase de Césaire : “Marais nocturne” et “De forlonge”. Ce sont deux petits dialogues poétiques, pleins de fraîcheur et d’ironie, où le poète joue avec des animaux et des plantes, avec le paysage et la toponymie, avec des chants traditionnels et des tableaux, publicités ou gravures. Mais attention : sans mièvrerie ni facilité, ces textes offrent au lecteur un exemple du fonctionnement de la poétique césairienne entre bricolage et métamophose du dit et de l’écrit, entre innutrition classique et mémoire de l’oraliture.
La conclusion essaie de nouer tous ces fils (textuels et iconographiques) venus de traditions et cultures différentes en essayant de dégager la spécificité de la poétique césairienne. Elle est accompagnée d’annexes avec des inédits et d’une bibliographie.
Dans les Annexes, nous présentons deux inédits de la Fondation Mario Soares : a) la récade de Césaire, manuscrit de Mario Pinto de Andrade daté du 15 novembre 1985 et b) une discussion passionnante entre les deux poètes et hommes politiques sur la figure de Christophe. 10 Nous y ajoutons deux textes sur des problèmes de traduction et la description d’une grande place de Salvador, Campo Grande, comme nœud complexe de significations où “les grandes manœuvres de l’insolite” ont lieu. Enfin, un texte peu connu de Césaire sur Jean Amrouche évoque certes l’écrivain algérien et kabyle, mais le poèete martiniquais y parle aussi indirectement de lui-même en tant qu’acculturé, fasciné par le mythe et le langage, toujours soucieux de l’amont et de l’aval.
Césaire hors frontières Poétique, intertextualité et littérature comparée
1 VÉRON, Kora et HALE, Thomas A. Les Ecrits d’Aimé Césaire: Biobibliographie commentée (1913-2008),
2 t. Paris, Champion, 2013, 891 p. Ouvrage indiqué désormais par Les Écrits. 2 MAXIMIN, Daniel. Aimé Césaire, frère volcan. Seuil, juin 2013.
3 Aimé Césaire. Poésie, Théâtre, Essais et Discours. Edition critique. Coordinateur Albert James Arnold. AUF, Présence francophone, CNRS Editions, ITEM, décembre 2013, 1805 p. Ouvrage indiqué désormais par Aimé Césaire, Arnold.
4 Aimé Césaire : cent regards, cinq continents. Conseil Régional de la Martinique, décembre 2013.
5 Il est dommage que, dans l’Index nominum, on confonde d’emblée l’Angolais Mario Pinto de Andrade (1928 – 1990) et le Brésilien Mario de Andrade (1893 -1945) d’une autre génération évidemment et le chef de file du mouvement moderniste de 1922 au Brésil. Voir Aimé Césaire, Arnold, p. 1771. D’autre part, cela confirme l’importance de ce nouveau tapuscrit du Cahier que nous analysons.
6 Le dernier paragraphe de la Préface signée par Petar Guberina est totalement réécrit par Mario Pinto de Andrade.
7 In La Poésie. Seuil, p. 237 ; in A Césaire, Arnold, p. 508 – 510. Ce poème, publié pour la première fois en 1950, avant même de rencontrer Mario Pinto de Andrade, apporte la preuve des connaissances de Césaire sur le Portugal, son Histoire et sa poésie. La première version du poème “Dit d’errance” charrie de nombreux termes culturels lusophones : en plus du patronyme fortement symbolique “Albuquerque” (“vers une Ophir sans Albuquerque”), les trois îles des Açores, “Corvo, Miguel, Terceire (sic)”.
8 Notons encore que Derek Walcott a écrit, lorsqu’il avait 19 ans, un texte théâtral Henri Christophe : a chronicle in seven scenes. Cette pièce a été mise en scène en 1952 à Londres par Errol Hill dans l’University Colle of West Indies.
9 Le court Glossaire du très récent A. Césaire, Arnold, 2013 (p. 1759 – 1766) qui s’inspire directement des recherches de René Hénane et Papa Samba Diop, réproduit encore des imprécisions et des erreurs.
10 Ce manuscrit appartient au Fonds Mario Pinto de Andrade, de la Fondation Mario Soares, à Lisbonne.