— Par Maurice Ulrich —
L’Opéra Garnier de Paris propose, en les enchaînant l’un à l’autre, « le Château de Barbe-Bleue », de Bartok, et « la Voix humaine », de Cocteau
et Poulenc, sous la direction d’orchestre d’Esa-Pekka Salonen et dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski. Une réussite.
Bartok achève la composition du Château de Barbe-Bleue, son seul opéra sur le livret de son ami Béla Balazs, en 1911. Assez mal reçu, il ne sera joué pour la première fois qu’en 1918. Sans doute ce huis clos en enfer de deux personnages ne correspond pas vraiment à ce qu’on pense alors de l’opéra. Il y a ici beaucoup d’instruments de torture, beaucoup de sang sur les bijoux, sur les fleurs. Une dizaine d’années auparavant, Octave Mirbeau avait publié le Jardin des supplices, cette terrifiante promenade d’un couple amoureux dans le raffinement esthétique de l’horreur. Au moment où Bartok compose, la psychanalyse est encore balbutiante. Avec l’ouverture, l’une après l’autre, des portes du château, c’est pourtant dans l’inconscient de Barbe-Bleue que l’on semble entrer. À moins que ce ne soit dans celui de Judith, la femme amoureuse qui l’a rejoint dans sa demeure glacée où jamais le soleil ne pénètre. Qu’est-ce qui l’emporte ici ? La soif de meurtre de Barbe-Bleue qui le maintient en vie, ou le fantasme de Judith d’être à jamais sa maîtresse de la nuit ? Et qui est cet enfant que le metteur en scène Krzysztof Warlikowski nous donne à voir en vidéo, tantôt en larmes, tantôt maculé de sang, avant d’en faire un témoin muet sur la scène ? Barbe-Bleue ? Victime et bourreau de lui-même. L’inconscient, donc, mais aussi le début d’un siècle où les grandes machines de mort des tyrans vont tourner à plein régime. Barbe-Bleue n’est encore qu’un artisan précurseur. Octave Mirbeau avait ainsi dédicacé son livre : « Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, ces pages de Meurtre et de Sang. » La direction musicale d’Esa-Pekka Salonen est excellente, Ekaterina Gubanova (mezzo) habite Judith, John Relyea (basse) a, en plus de la voix, la prestance que l’on attend et l’on aura compris que la mise en scène nous entraîne dans les replis des âmes.
Mais ce n’est que le premier temps de cette soirée. Du fond du plateau, dans le décor encore présent du château, apparaît la silhouette chancelante sur ses talons aiguilles, en smoking, de Barbara Hannigan. Le choix est audacieux d’enchaîner, c’est un peu le bon mot, au Château de Barbe-Bleue la Voix humaine, à Bartok Francis Poulenc. Mais la spirale d’autodestruction dans laquelle est entrée la jeune femme de la Voix humaine est-elle si différente de la passion qui pousse Judith à ouvrir les portes des chambres interdites sur ce qu’elle comprend peu à peu comme devant être sa mort.
Une véritable performance physique de Barbara Hannigan
La Voix humaine, c’est donc une rupture au téléphone, avec au bout du fil, lui, que l’on n’entend jamais. Le texte est de Jean Cocteau. La musique de Poulenc n’a rien à voir avec celle de Bartok, mais toutes deux sont à la fois posées, laissant la place aux silences, aux interlignes, aussi bien que puissantes dans la tension dramatique. Barbara Hannigan, avec une véritable performance physique en 45 minutes de ce qui est une vraie chorégraphie d’un corps chancelant, se désarticulant comme une marionnette du désespoir, est exceptionnelle. Là aussi, comme dans le Château, réalité et fantasme se mêlent. Y a-t-il encore quelqu’un au bout du fil, téléphone-t-elle vraiment ou se raconte-t-elle qu’elle téléphone, qu’il va répondre, qu’elle va lui parler alors que déjà tout est joué et qu’il n’est plus, lui aussi, qu’une marionnette pantelante dans sa mémoire de leur amour. Coup de feu final. Barbara Hannigan s’écroule. Après le Moïse et Aaron, de Schoenberg, un nouveau ton est donné à l’Opéra de Paris et on attend la Damnation de Faust, de Berlioz, le 8 décembre.
Lundi, 30 Novembre, 2015
L’Humanité