— Par Patrick Chamoiseau, poète et écrivain —
Les démocraties capitalistes ne sont pas vertueuses. Leurs excès, leurs prédations, leurs injustices, leur barbarie économique insidieuse se situent toujours dans un ordre que nous avons intériorisé et à partir duquel nous essayons de combattre leur saccage du futur. Cet ordre installe une mesure qui s’est élargie à toute la planète, nous vivons avec elle, et c’est parce que nous sommes plongés dans sa violence marchande qu’il nous est difficile de penser une alternative globale à l’horreur du profit maximal, du développement comme solitude au monde, et à sa loi occidentale.
Que nous reste-t-il ?
Certainement pas un « hors-mesure » qui reste encore dans la mesure de l’ordre régnant et de ses ombres. Qui s’y soumet ainsi, et donc le régénère. Non. Il nous faut une démesure. Mais pas celle qu’utilisent les hommes de la terreur.
La démesure, quand elle s’applique à une contestation demeurée immédiate et sommaire, n’est jamais de l’ordre de l’alternative ou de la proposition. La barbarie de la terreur est en ce sens une démesure désespérée, surtout désespérante.
Quand la démesure ne propose rien d’autre que l’attentat d’un absolu, quand elle n’ouvre à aucune perspective, quand elle piétine toutes les décences, qu’elle déserte toute éthique, quand elle se livre à la haine sans regard, à la violence tombée bien folle, elle ne vise qu’une chose : tout aspirer dans son abîme de mort sacrificielle. Ce serait son unique et très absurde victoire. Cette démesure sans oxygène est foudroyante. Elle supprime l’horizon. Elle capte toutes les images. Elle fait symbole indépassable.
Elle s’offre comme tentation. Elle dresse l’illusion de la sécurité absolue, de la valeur armée qui se fait guillotine, de l’injuste et de la vengeance comme seules voies respirables. Son absurdité est puissante. Sa logique morbide proclame que seule une logique de même nature nous éviterait de perdre la face.
Mais nous pouvons lui faire face en brisant son miroir.
Édouard Glissant disait que la seule poétique qui soit praticable pour envisager la mondialité (notre seul recours contre la globalisation marchande), c’était celle d’une démesure de la démesure. La démesure de la démesure au-delà de la dangereuse révolution, au-delà de l’étroite contestation ou de la pauvre réaction est du domaine de la refondation. Une refondation de nos imaginaires.
La démesure ici est d’optimisme, de hauteur et d’horizon renouvelés. Avec elle, en face de la terreur, notre peur n’est qu’un tremblement qui ne renonce à rien. Notre compassion est une haute énergie. Notre éthique ne cède pas une maille aux « valeurs » boursouflées, verticales et tranchantes. La vengeance ne reste qu’un épisode du crime originel. La sécurité absolue n’existe que dans les fictions totalitaires, le déshumain glacial, jamais dans les démocraties, jamais dans les chaudes aventures de l’amour comme principe, de l’acceptation de l’autre comme ferveur, du partage et de l’échange qui nous changent et qui nous réalisent.
Notre sécurité n’est pas une forteresse. Elle n’a de « civilisation » que ce qu’il y a de meilleur. Elle entend, elle secourt, elle accueille, se renouvelle ainsi.
Elle sait que la barbarie se tient aussi en nous, et peut jaillir de nous. Elle ne stigmatise personne et ne recherche aucun bouc émissaire. Elle ne distingue pas entre les assassins qui maltraitent la Syrie. Elle fonde sur les musulmans comme sur toutes les ferveurs. Elle nomme la Palestine. Elle organise une mémoire commune qui ne hiérarchise pas les crimes contre l’humanité. Sa paix n’est pas faite d’injustices, d’arrogance ou de prédations autorisées. Sa liberté respecte. Sa justice est en tout, et accessible à tous.
Elle n’est pas faite d’hymne guerrier ou « d’exception » qui autorise à saccager ce que nous avons été, que nous sommes, et que nous nous devons encore de devenir. Elle n’est d’aucune barbarie connue, d’aucune impasse répertoriée, mais elle les fixe toutes. Elle les domine, les dépasse ainsi, maintient pour tous ainsi le vertige d’un possible. Elle fréquente la beauté. C’est là notre unique et très sereine réponse. Chant partagé d’une même planète !