— par Janine Bailly —
Ils sont quatre sur scène, quatre venus des lointaines Comores nous faire découvrir la musique de leur pays, Mwezi WaQ, chants de lune et d’espérance. Une musique abreuvée aux vagues de l’Océan Indien, et qui puise sa force dans le répertoire populaire, dans les recherches esthétiques des musiciens, mais aussi dans l’engagement humaniste autant que politique revendiqué par le chanteur Soeuf Elbadawi, leader du groupe. Ils sont quatre venus pour nous de l’autre côté du monde, et c’est un crève-cœur de voir cette petite salle Frantz Fanon si mal remplie alors qu’il nous est donné de participer à une soirée d’exception. Hasard des calendriers ? À l’extérieur tourne et vire la Bète A Fe Parade dans les rues de Fort-de-France, et d’aucuns, qui s’étaient pourtant prémunis de billets d’entrée, ne pourront à leur grand regret accéder ce soir-là à Tropiques-Atrium. Ce qui est d’autant plus dommage qu’étant donné la durée de ce vidé nocturne, il eût été sans doute possible de laisser un moment le libre accès à la ville sans perturber la fête, par ailleurs manifestation bien légitime et de laquelle Soeuf Elbadawi dira simplement que « c’est ça, le Carnaval » et qu’il ne faut pas s’en plaindre, lorsqu’il en sera question au moment des dédicaces. La déception, muée en colère, d’une amie venue spécialement des Trois-îlets et bloquée dans cette circulation infernale, me semble cependant fort légitime.
Mais ce n’était pas seulement à un concert de forme traditionnelle que nous étions conviés, Soeuf Elbadawi nous invitant à écouter un pan de l’histoire de son pays, à découvrir aussi un peu de ses convictions et de ses engagements, à faire ensemble un bout de chemin vers « les territoires de liberté » qui, ici ou là-bas, sont encore et toujours « à conquérir ».
Avec un léger retard dû aux circonstances, et qui permet à quelques heureux d’arriver à temps, les quatre musiciens entrent. Un peigne vert planté dans ses locks, sobrement vêtu de noir, on sent Soeuf complice sans effort dès la première prestation, dès les premières paroles qu’il nous adresse. Il fera alterner les chants à capella, les chants en solo accompagnés par ses musiciens, les chants à quatre voix, les adresses au public, allant jusqu’à descendre au parterre pour esquisser quelques pas de danse avec une dame du premier rang, nous incitant à nous lever et danser nous aussi !
En fond de scène sont déjà hissées cinq voiles blanches de tailles différentes, sur lesquelles seront projetées des images des Comores, ressac de la mer, vols lents d’oiseaux à l’envergure puissante, si beaux visages d’adultes ou d’enfants qui nous regardent en leur sourire. Sur le plateau cinq squelettes d’arbres porteurs de lampes-tempêtes. Cinq voiles et cinq arbres pour quatre musiciens ? Une réponse me vient lorsque Soeuf Elbadawi offre, comme il en a l’habitude en fin de spectacle, l’espace à un artiste pressenti : le cinquième arbre, c’est pour Albert Fantone, percussionniste martiniquais, qui utilise à sa façon personnelle le berimbau brésilien, plaçant la calebasse au niveau du micro et non à celui du ventre en caisse de résonance. Aux Comores « Étranger » ne se dit-il pas « Invité ? ». La même générosité préside au fait que Soeuf met en lumière ses trois autres comparses, chacun interprétant seul à un moment du concert un chant, accompagné qui de sa guitare, qui de ses percussions. L’harmonie des quatre voix réunies n’en est que plus touchante. Et la soirée progresse ainsi de mélopées en textes dansés, de complaintes en chants revendicatifs. Et si ces chants sont dits en une langue comorienne de nous inconnue, à la fois douce et rythmée, la présentation qui en est faite suffit à entraîner notre pleine adhésion. Je retiendrai la chanson venue des bûcherons qui, autrefois, « ont coupé le bois pour enrichir les autres », celle qui parle du colon qui doit s’en aller, ou la légende de la lune et du soleil qui se chamaillent pour ne pas avoir compris que rien ne se fait sans amour ni main tendue.
Il sera légitimement, au cours de cette soirée dont l’artiste-citoyen veut faire un moment de partage, évoqué le sort des Comores, devenues indépendantes mais où « cela – la colonisation – continue d’une autre façon ». Il sera parlé d’émigration, les Comores connaissant aussi cette triste tragédie : depuis l’instauration en 1995 du « visa Balladur » supprimant la liberté de circulation entre Mayotte et le reste de l’archipel, des milliers de Comoriens ont péri en mer en tentant de rejoindre l’île séparée des autres et devenue aujourd’hui département français. Il sera aussi question de la marche du monde, quand Soeuf, se disant de confession musulmane et adepte du soufisme, condamnera ceux qui ont dévoyé le sens de cette religion pour en faire un engin de guerre. Puisqu’aussi bien c’est à « fabriquer à nouveau un monde ensemble » que Soeuf nous convie !
Merci donc à Tropiques-Atrium pour cette fenêtre ouverte sur le vent du large, sur ces îles qui pourraient bien être dites sœurs, et dont les embruns, musique, paroles et chants, ont su trouver sans peine le chemin de nos cœurs !
J.B. Fort-de-France, le premier février 2016
Soeuf Elbadawi sera également, mardi 2 février, au CDST à Saint-Pierre à 19 heures pour une lecture musicale : « Obsessions de Lune Idumbio IV », un texte poignant, en duo avec Alfred Fantone, dans le cadre de la culture décentralisée…