— Par Ali Babar Kenjah —
Doute
.Ah, Sidrach, comment ne pas douter ? Douter qu’un jour les hommes s’érigent en humanité, avec les femmes et tous les autres ; douter du monde qui se réchauffe, d’une république qui nous les chauffe, de Vigipirate qui s’est raté… Douter de la réponse à la question « Le doute est-il permis ? »… Qui ne voit toute certitude dorénavant sertie d’arrogance ? Qui ne sent le vide et la brume profonde qui s’avancent vers nous ? Qui ne perçoit avec angoisse ce vent étrange souffler, une à une, nos bougies colorées, comme de vulgaires vies mitraillées à l’apéro d’une fête mais c’est la scène d’une tragédie où, crêpés de noir, les sourires se figent car on y meurt en vérité…
La Guerre des Nations
Que vise la haine de Daech ? La tolérance, la différence, la rencontre et toutes les métamorphoses qu’elle féconde, la poésie. De qui Daech est-il l’ennemi ? De la Diversité, du Tout-Monde des cultures fraternisant, de la jeunesse belle et rebelle, des jeunes femmes libres et qui dansent. Non pas l’adversaire des sociétés closes sur elles-mêmes mais leur paroxysme ; non pas assassin des pouvoirs oppressants mais leur blessante caricature. Au nom d‘un État Islamique que de hauts stratèges lui ont déjà concédé, Daech propose au monde un rendez-vous de la haine et de la guerre. En appelle au devoir de réciprocité des États : quand faut y aller, faut y aller !
C’est la guerre ! a proclamé un petit chef. Depuis quand ? Depuis quand sommes-nous censés être en guerre contre les intégristes ? En janvier dernier déjà, c’était la guerre. En 2005 c’était la guerre. En 1995, c’était la guerre. En janvier 1992, fin de la démocratie en Algérie et début de l’automne arabe. Le papé Pasqua encore, c’est pas hier, voulait terroriser les kamikazes ! On passe en rafales au Mali, en république Centrafricaine, au Qatar et c’est pas pour l’arbre de noël. Ça fait des plombes qu’on est en guerre mais personne n’en savait rien. Drôle de guerre. En fait il apparaît, à l’usage, deux sens du mot guerre : 1) il y a la guerre qui se prononce comme dans « je ne m’en soucie guère » ; en général c’est la guerre au loin, la guerre des autres qu’on va régler vite fait, la guerre exotique télévisée, inodore et sans saveur dans nos mémoires. 2) Et puis il y a la guerre, la vraie, la Marseillaise, Clemenceau, Churchill, De Gaulle et tout le bataclan. Cette fois la prononciation persifle, c’est la guerre : entendre « C’est la guerre ici ». Nom de Dieu, Ici c’est Paris ! La guerre ici-dans ? Ici, chez-nous ??? Ch’est chaud chez Shosh !
Ainsi, chaque nation du monde, brandissant la fière légitimité de son privilège de peuple élu, exigera-t-elle la totale réparation des offenses du passé et l’exclusivité de l’air respirable pour ses ressortissants munis d’une puce. Ou sinon la guerre. Pour sauver la nation.
Au nom de la nation les Yougoslaves se sont balkanisés sur des monceaux de cadavres, chaque minorité levant bannière sur son bout de ghetto. A chacune son État. Victoire, le Kosovo n’est plus puceau ! Au nom de la nation l’Érythrée, ancienne colonie d’Italie, fait la guerre à l’Éthiopie sa mère-patrie. Au nom de la nation la Russie ruse, la Hongrie s’aigrit, l’Ukraine s’entraîne, la Chine s’échine, la Suisse dévisse, la France balance et au Japon on touche le fond. Au nom de la nation, l’état de guerre. L’État-nation. Un État juif, un État islamique. L’ivoirité vaut bien la Corée. Et l’Écosse, et la Catalogne, et Cabinda ? A chacun son État, aux autres les camps de réfugiés. Bon débarras.
Embrasant fort à propos une mondialisation libérale en crise aiguë et de plus en plus contestée dans ses masses urbaines, Daech offre à Wall Street et au Caca-rente le bonus d’un rachat. Le sacrifice de la nation et la généreuse contribution de ses forces productives à l’effort de guerre s’accompagneront d’un rebond de la croissance et d’une valorisation des produits dérivés. Les usines tourneront à plein régime fasciste et de chômage on ne connaîtra plus. Si le bourgeois ne jouit pas bruyamment, la guerre – en revanche – le réjouit vaillamment. Plus de grèves, plus de rêves, plus de relève qui se soulève ; c’est la grande trêve des bons élèves d’où lève la sève et le glaive. Là où l’humain crève, où tout s’achève.
La misère des damnés de la terre contamine à la fin toute opulence, scarifiant la face des peuples d’un vomi de laideurs, s’insurgeant au menuet des Seigneurs d’un staccato de kalash… Et le réveil strident d’une indifférence lâche. Et les larmes seules en partage. C’est la guerre.
La guerre n’a pas de patrie. Elle est en chacun de nous. Quand l’incendie frôlera l’horizon, c’est en nous qu’il flambera. Et, torches, nous serons là, muets, à brûler stupidement comme ces derricks dans le désert. Augmentant l’effet de serre.
La Guerre des Nations sera la dernière. Une trace infime du passé y réchappera, mais rien qui ressemblera à la haine de l’homme pour son semblable. Car l’Armageddon consumera tout ce qui n’est pas Lumière sur terre. Et quand il ne restera plus rien à détruire, quand les cendres de nos vanités tourbillonneront au vent, quand la terre aura broyé jusqu’au souvenir de nos Gérontes et de leurs mausolées, alors nous saurons que seule est vraie l’aube nouvelle que chaque matin dépose à portée de nos cœurs.
O Sidrach, quelle heure sonne donc à l’Histoire ?
Toi dont la mort respecte la vie. Toi, dénudé dont la science est une case sous les manguiers.
Pardonnes, mon ami, le désordre de ma pensée et la bataille de mes mots. J’ai grand peine à dire. J’ai mal à l’humain. J’en pleure et j’en saigne…
Tu m’assures, bienveillant, que des humbles éclairés savent et se préparent. Ils trouveront la trace de paroles vierges pour dire la terre et le ciel sans remords. Je vois ton regard. Je m’accroche à ta présence. Un monde nouveau commence à ta porte. Je suis là.
Et pourtant, cher et précieux sage, pourtant j’en doute…
Novembre 2015
Ali Babar Kenjah