Œuvres (tomes I et II), de Michel Foucault. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 59,50 euros l’unité.Critique Maladie mentale, prison, sexualité… Ces publications nous rappellent combien les immersions de Foucault en territoires désertés continuent d’être déterminantes.
Frédéric Gros, auteur de Marcher, une philosophie (Carnets nord), a le goût des traversées. Cet universitaire rompu aux travaux personnels et collectifs sur Michel Foucault – attraction intellectuelle qui remonte à sa thèse – est aussi l’initiateur d’essais affûtés, dont États de violence et le Principe Sécurité parus chez Gallimard (« NRF Essais »). Il ne s’agit pas ici de l’exercice solitaire incarné par les promenades rituelles de Kant à Königsberg, mais du pèlerinage de plusieurs fidèles. Dans l’entreprise fastidieuse de « la Pléiade », l’action organisatrice du chef d’orchestre importe autant que le choix des musiciens. La partition est servie par des collaborateurs aguerris : François Delaporte, Jean-François Bert, Philippe Chevallier, Bernard Harcourt, Martin Rueff, Philippe Sabot et Michel Senellart. L’introduction, subordonnée à une chronologie soignée de Daniel Defert, condense admirablement les défis théoriques posés par l’œuvre de Foucault. Le tome I (1926-1967) se concentre sur les textes fondateurs : sa volumineuse Histoire de la folie à l’âge classique côtoie ses réflexions sur la Naissance de la clinique et Raymond Roussel et son non moins décisif les Mots et les Choses. Le tome II (1968-1984) rassemble son fameux Surveiller et punir, sa leçon inaugurale au Collège de France, et les ambitieuses Archéologie du savoir et Histoire de la sexualité de celui qui fut un archiviste acharné et le promoteur de mutations épistémologiques. Une série d’articles, de préfaces et de conférences insiste judicieusement sur la variété de ses objets d’étude : Nietzsche, les Lumières, le corps, l’utopie… L’examen patient des textes lèvera bien des méprises. Doté d’un solide appareil critique, ce corpus nous confirme, comme l’écrivait Isabelle Garo en juin 2014 dans nos pages, que lors de la crise (1960-1980) qui prit des allures de « printemps intellectuel », Michel Foucault fut « l’un des théoriciens les plus novateurs ». « L’accuser de tel ou tel renoncement n’a aucun intérêt, pas plus que de vouloir le rallier à Marx, avec lequel il ne cessa de se confronter. Il y a bien plus passionnant : retracer sa trajectoire et comprendre l’écho reçu par ses thèses », ajoute-t-elle. Nous y sommes.
Michel Foucault, les mots et les causes oubliées
Entretien réalisé par Nicolas Dutent
Trente ans après la disparition de Michel Foucault, Frédéric Gros, enseignant et chercheur, a dirigé « la Pléiade » consacrée à l’intellectuel iconoclaste, dont les archives, rachetées par la BNF, ont été classées au rang de « trésor national ».
Au seuil de votre introduction à « la Pléiade », vous écrivez que « Michel Foucault n’a pas inventé une nouvelle philosophie : il a inventé une nouvelle manière de faire de la philosophie ». Cette pratique vise-t-elle une reformulation du rapport à la vérité ?
Frédéric Gros Reformulation du rapport à la vérité certainement, et dans un sens je crois un peu précis. Il ne s’agit pas pour Foucault de proposer de « nouvelles vérités » (inédites, choquantes ou profondes), mais de décrire dans les sociétés occidentales cette aventure qu’a constituée, pour la société et pour l’individu, la circulation de discours « vrais ». Qu’en est-il de notre rapport à nous-mêmes à partir du moment où quelque chose comme une « psychiatrie scientifique » existe ? Qu’en est-il de notre rapport à l’État à partir du moment où s’est constituée une « science politique » ? Le problème de savoir si la psychiatrie est « vraiment vraie » ou si la science politique est une science rigoureuse devient secondaire. Le problème, comme votre question l’énonce, n’est pas celui de définir ce qu’est la vérité en elle-même, mais de comprendre ce qu’il en coûte à chacun d’être traversé par des discours vrais ou des obligations de vérité, ce que cette existence peut lui imposer comme contrainte ou lui offrir comme levier de pouvoir.
Quels sont « les partages disciplinaires » dont Foucault fut l’ébranleur décisif ?
Frédéric Gros Le partage disciplinaire le plus décisif que Foucault a inquiété, ou même brisé, est sans doute celui de la philosophie et de l’histoire, partage qui hante véritablement notre culture. Cette séparation qu’on croyait définitive entre les essences éternelles et les contingences historiques, entre les idées et les faits, Foucault la fragilise. Les « récits » de Foucault se construisent finalement à partir d’éléments puisés dans les archives, mais articulés de manière à aussitôt produire des effets philosophiques. Mais, plus généralement, il est impossible de savoir si ses « histoires » (de la folie, de la prison, de la sexualité…) relèvent encore de l’anthropologie historique, de la sociologie politique, ou même… de la littérature.
Quoique charnières, et bien que discutées, les études patientes de Foucault sur la folie et la prison se heurtent encore à l’attentisme des institutions. À quoi cette défiance tient-elle ?
Frédéric Gros Il est vrai que l’hôpital psychiatrique comme la prison ont été dénoncés par Foucault comme des milieux d’enfermement et d’exclusion. Il faudrait dire, plus précisément, des instruments par lesquels surtout une société rejette au-dehors, dans une extériorité maudite, ses propres problèmes. C’est la puissance de ce mécanisme qui explique l’inertie de ces espaces de ségrégation, même s’il faut constater tout de même des évolutions : le diagnostic de folie ne conduit plus systématiquement à l’enfermement (avec les politiques de secteur, l’augmentation des hospitalisations de jour ou l’apparition des appartements thérapeutiques) et les dernières réformes judiciaires mettent en œuvre d’autres « solutions » que l’enfermement carcéral pour les peines courtes. Il demeure que nos sociétés continuent à étouffer leurs propres productions monstrueuses en les excluant.
Qu’entendez-vous lorsque Foucault affirme écrire « pour ne plus avoir de visage » ?
Frédéric Gros Foucault dénonce ici un vieux mythe occidental : celui de l’« expression ». L’« auteur » exprimerait la richesse de son individualité singulière et unique à travers une « œuvre », en utilisant l’instrument du langage pour projeter son portrait dans un discours. Mais ce ne sont pas les hommes qui sont riches, profonds, mystérieux : c’est le langage lui-même dont l’épaisseur est insondable, les possibilités infinies. Écrire, même des livres d’histoire ou de philosophie, c’est accepter de se prêter à ce vertige, accepter le risque de s’y noyer. Les œuvres sont des labyrinthes de langage avant d’être l’« expression » de cerveaux géniaux…