Aspirer, repasser, frotter restent des activités féminines ? Les hommes n’assurent que 20 % des tâches ménagères. Et plus il y a d’enfants, moins ils en font à la maison ?! Extrait du magazine Marie-Claire.Les Françaises assument toujours 80 % des tâches domestiques. Une situation scandaleuse qui les force à un épuisant numéro d’équilibriste pour concilier travail et vie privée. Et si l’injustice ménagère était à l’origine de toutes les inégalités sociales entre les sexes ? Décryptage et témoignages de femmes lessivées.
« Pourquoi c’est moi qui fais tout ou presque à la maison ? » La question, fait grimacer Nathalie, 41 ans, prof de maths dans un collège francilien. « Effectivement, quand j’y pense, il n’y a pas de raison objective. Certes, je ne vais au collège “que” dix-huit heures par semaine, par rapport à mon mari, informaticien (quarante heures de travail en moyenne), mais faire cours dans un bruit de fond à des élèves plus ou moins motivés, c’est épuisant. Le soir, j’ai des copies à corriger et des leçons à préparer après avoir donné le bain au petit dernier, supervisé les devoirs de l’aînée, cuisiné, rangé et balayé la cuisine, lancé une lessive. Et j’en oublie. Pourtant, Pascal n’est pas un affreux macho : il va au marché le samedi matin et me dit souvent, vaguement culpabilisé : “Viens te reposer à côté de moi.” Mais de là à se lever du canapé et à me relayer si son film a commencé … ».
Comme Nathalie, les femmes en France assument seules 80 % des tâches domestiques. Un déséquilibre d’autant plus prononcé qu’il y a d’enfants dans la famille, et que le dernier est jeune, selon la dernière étude de l’Institut national d’études démographiques [1]. Pour mesurer l’impact d’une naissance sur l’organisation ménagère des familles, les sondeurs ont questionné plusieurs milliers de couples en 2005, avant de les retrouver en 2008. Entre-temps, certains avaient eu un premier bébé, d’autres un nouvel enfant. Le résultat est déprimant : les femmes, qui étaient déjà seules aux casseroles dans 51 % des cas, le sont ensuite dans 58 % des cas. Et en cas de bébé supplémentaire, on passe de 72 % en 2005 à 77 % en 2008. Les choses ne s’arrangent guère non plus côté repassage. On passe de 57 % des femmes à manier seules le fer à repasser en 2005 à 66 % en 2008. Même tendance côté courses et corvée d’aspirateur.
Inégalité ménagère homme-femme : de la bonne volonté mais pas de progrès
Toutes les études le démontrent : les hommes s’investissent encore plus dans leur travail quand surviennent les enfants, collant sans doute plus ou moins inconsciemment au rôle classique du pater familias pourvoyeur de ressources … malgré les belles intentions affichées quand les sondeurs viennent les interroger sur leur bonne volonté ménagère. Là, en théorie, 73 % des mâles adultes français estiment que les hommes « devraient mieux partager les tâches domestiques » [2]. En théorie.
Une situation désespérément stable : la dernière enquête « Emploi du temps » de l’Insee, en 1999, montrait déjà que peu de progrès avaient été réalisés depuis 1986 : en treize ans, huit minutes de travail domestique de plus pour les hommes, une de moins pour les femmes [3]. Finalement, peu de choses ont bougé depuis le célèbre slogan féministe des années 70 « Ni potiche ni bonniche » ! Le partage du ménage serait-il le dernier combat à mener par les femmes (et les hommes) ?
Les femmes des couples « biactifs », ceux où les deux travaillent, ne sont pas épargnées par cette injustice, même si certaines tâches, comme la préparation des repas, le passage de l’aspirateur et la vaisselle, sont statistiquement un peu mieux partagées. Ainsi, si les femmes au foyer se chargent presque toujours du repassage, c’est aussi le cas dans … 76,5 % de ces couples où les deux travaillent ! Et pourtant, un fer à repasser n’est pas plus compliqué à manipuler qu’une voiture ou un ordinateur. Notons qu’aucun institut de sondage n’a jamais demandé aux hommes qui avouent ne rien faire à la maison la raison de leur inertie domestique. Dommage, on aurait pu savoir si les allergiques au ménage estiment que balayer ou repasser sont des « activités de femme », qui attentent à leur virilité, ou si le contact de l’éponge les dégoûte à ce point.
Inégalité ménagère homme-femme : pas la même perception du désordre
Comment expliquer la persistance de ces inégalités qui choquent finalement peu de monde, tant elles sont banales et intériorisées ? Tout commence par l’éducation très conformiste encore donnée aux petites filles, même inconsciemment. Tandis qu’elles sont incitées à faire jeu égal avec les garçons pour la course aux diplômes, les fabricants de jouets les ramènent à l’univers domestique en leur proposant immuablement « d’imiter maman ». Les catalogues de Noël pullulent de fers et tables à repasser, machines à laver, dînettes, autant d’ustensiles qu’on ne propose pas aux garçons.
Mais les préjugés ont la vie dure. En France, 42 % des hommes pensent qu’« être femme au foyer est aussi épanouissant qu’avoir un travail rémunéré », approuvés par… 33 % des femmes [4] ! « Même quand elles exercent une activité professionnelle, les femmes sont censées être disponibles à tout moment pour leur famille, en quelque sorte par nature, constate Roland Pfefferkorn, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg [5]. Du coup, hommes et femmes n’habitent pas le territoire domestique de la même façon. La femme, qui s’est approprié l’espace, passera plusieurs fois l’éponge sur la table de la cuisine, quand l’homme ne remarque pas les miettes. » D’où une différence de perception du désordre, source de multiples incompréhensions mutuelles. « J’ai fini par comprendre, s’amuse Sandrine, 46 ans, kiné : mon mari n’est pas un affreux exploiteur qui ne me respecte pas. C’est juste que le “bordel” ne le dérange pas comme moi. Une fois, j’ai fait un test. La petite avait apporté son pot au beau milieu du salon. Exprès, je n’y ai pas touché. Dix fois j’ai vu mon mari se lever, enjamber le pot, sans jamais avoir l’idée d’aller le vider. »
Inégalité ménagère homme-femme : plus on gagne, moins on en fait à la maison
Mais les inégalités ménagères ont d’autres racines. Les sociologues observent que tout se passe comme s’il existait dans les couples une division du travail plus ou moins consciente : celui qui gagne le plus (devinez qui, statistiquement ?) en fait le moins à la maison, son temps professionnel étant plus rentable que son temps domestique. Certes, selon une étude de Denise Bauer [6], quand les salaires sont équivalents, le partage est plus équilibré que dans les couples où l’un gagne davantage que l’autre. Ce qui ne concerne finalement pas grand monde : seulement 11 % des couples selon l’Insee. Il faut aussi relativiser ce qu’on appelle un partage équilibré : même chez les « partageurs », les femmes gardent statistiquement le monopole du linge, et les hommes, du bricolage … La répartition des tâches est encore moins équilibrée quand la femme travaille certes, mais à temps partiel. Ce qui fait du monde, car 82 % des travailleurs à temps partiel sont des travailleuses … Quant à celles qui quittent provisoirement le marché du travail pour prendre un congé parental, elles acquièrent souvent le rôle de mère au foyer corvéable à merci.
On en vient à se demander si les femmes ne seraient pas parfois leur pire ennemie … 62 % d’entre elles [7] pensent en effet que faire le ménage, c’est leur rôle ! « Les torts sont partagés, confirme de son côté Catherine Serrurier, thérapeute de couple [8]. Empêtrées dans leur ambivalence, beaucoup de femmes ont des difficultés à déléguer, à lâcher du lest au nom de leur vision de l’ordre, de la propreté, de l’efficacité. Elles sont victimes de leur perfectionnisme (“Laisse, je vais le faire, ça sera mieux fait”), tout en se plaignant que le mari n’en fiche pas une rame à la maison. »
Bref, il est urgent que les femmes acceptent enfin de partager aspirateur, fer à repasser et serpillière avec leur homme, et de le laisser faire à sa façon, sans l’accuser de bâcler.
Inégalité ménagère homme-femme : un vrai problème de société
Mais les enjeux de ce combat de tous les jours dépassent la sphère du couple. Les sociologues de la vie quotidienne estiment que la redistribution des rôles à la maison est une affaire publique, et même un enjeu politique, les inégalités ménagères étant à l’origine de toutes les autres. « Les inégalités hommes-femmes dans le monde du travail trouvent en partie leur origine dans la répartition très déséquilibrée des tâches ménagères, dénonce Brigitte Grésy, auteure du rapport 2009 sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, pour le ministère du Travail. C’est en permettant aux hommes d’avoir une vie familiale reconnue par le monde du travail et aux femmes de lâcher prise qu’on arrivera à un nouveau contrat social entre les hommes et les femmes, et grâce au temps gagné, à une meilleure égalité professionnelle. »
De nombreux experts plaident pour des politiques publiques visant à changer les mentalités. « Il faut agir sur plusieurs fronts, souligne la sociologue Dominique Méda [9] : multiplier les places en crèche, revoir l’organisation dans l’entreprise pour favoriser l’investissement des hommes dans la vie familiale, en s’inspirant de l’exemple suédois. Comme un congé parental à partager obligatoirement entre père et mère, et mieux rémunéré que l’actuel Complément de libre choix d’activité, donc plus incitatif pour les pères. » Il ne faut toutefois pas surévaluer les mythiques pères suédois qui, en réalité, ne prennent que 17 % des congés auxquels ils ont droit … Le vrai exemple de l’égalité à la maison ? L’Islande, qui a mis en place un congé parental de neuf mois dont un tiers est réservé à la mère, un tiers au père et un tiers partageable entre les deux, avant les 18 mois de l’enfant, chaque partie étant perdue si elle n’est pas prise par son destinataire. D’après les premières statistiques, ce dispositif serait efficace puisque les pères islandais prendraient déjà 30 % du total disponible, soit quatre-vingt-trois jours. »
Nos pères à nous ne sont pour le moment que deux tiers à réussir à prendre les onze petites journées auxquelles ils ont droit, et pendant lesquelles (une fois n’est pas coutume) ils participent statistiquement deux fois plus aux tâches ménagères qu’à l’accoutumée. Avant de retomber petit à petit dans leurs mauvaises habitudes.
Corine Goldberger. Extrait de marieclaire.fr, janvier 2011.
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« article repris du site de l’Observatoire des inégalités »