—Par Loïc Céry —
Madame Kora Véron a publié mercredi 30 septembre dans l’édition électronique de France-Antilles (et dans Madinin’Art, en version intégrale ) une tribune intitulée « Aimé Césaire et le trésor national ».
En guise de commentaire à cette prise de position, je voudrais attirer l’attention sur plusieurs points qui me paraissent importants. Tout d’abord, je ne crois pas que les tournures employées dans l’arrêté ministériel du 28 novembre 2014 classant les archives d’Édouard Glissant « Trésor national » puissent légitimement donner lieu à l’accusation outrancière de « falsification grossière ». Cet arrêté donne un cadre, sur les fondements de l’avis préalable d’une commission consultative, à une décision qui permet la valorisation d’un fonds d’archives exceptionnel en soi. Il n’a pas été rédigé par des spécialistes à qui serait apparu en effet le caractère discutable, par exemple, de l’expression « concept universalisant du Tout-monde ». En revanche, crier à la falsification devant l’évocation d’une proximité avec Césaire revient à nourrir un malentendu, à des fins douteuses.
Ainsi, les arguments contestant la proximité humaine ou idéologique ne sauraient être contestés, sauf là encore dans le tour outrancier qu’on veut leur donner. Certes, les deux hommes ne furent pas des « proches » humainement, nul ne le prétend d’ailleurs. Leurs désaccords politiques et idéologiques sont connus, découlant de vues divergentes quant à l’appréhension de l’identité, de la culture et de la société antillaises et là encore, nul ne prétend les minorer. Sans vouloir me substituer aux rédacteurs de ce texte très général et très perfectible (celui de l’arrêté ministériel), il est très probable qu’ils aient voulu mentionner les connivences et affinités poétiques réelles entre les deux œuvres, qui n’apparaissent qu’en vertu d’une lecture de fond, débarrassée des a priori idéologiques caducs qui ont perduré pendant longtemps, et à la faveur desquels on a tenu à opposer Césaire à Glissant de manière souvent caricaturale.
Nous avions mené en 2012 à l’Unesco un colloque prenant en compte, justement, ces affinités par-delà les oppositions binaires et stériles (« Saint-John Perse, Aimé Césaire, Édouard Glissant », dont les actes paraîtront prochainement – voir quelques vidéos, sur Édouard Glissant.fr . C’est dans le sillage de ce type de renouvellement salvateur du regard critique, vers une nouvelle herméneutique, qu’il vaut mieux envisager les relations entre les œuvres, loin des « pensées de système » dont se méfiait tant Glissant.
Mais de quelle proximité parle-t-on au juste ? La proximité potentielle entre deux géants de la pensée et de la littérature, peut-elle être appréhendée selon les normes ordinaires de ce que l’on nomme communément proximité humaine ? Je le laisse à l’appréciation de tous ceux qui connaissent réellement, à la faveur des correspondances notamment, ce que sont dans l’histoire littéraire, les relations entre les écrivains. En tout cas, toujours dans le sillage du colloque précédemment mentionné, et puisqu’il est de saison de s’inscrire en faux, qu’on me permette à mon tour pareille position, sur le fondement non pas de ouï dires (« Glissant, c’est glissant » : de l’art de la manipulation, car Césaire n’aurait-il pas dit plutôt « Glissant c’est Glissant » ?), mais de preuves tangibles. Lors de la phase préparatoire du colloque, nous nous étions penchés justement, sur certaines dédicaces provenant de ces archives – et que tout le monde pourra consulter donc le moment venu, grâce au classement actuel. Je n’insisterai pas sur l’importance, dans les travaux de critique génétique, de la prise en compte des dédicaces autographes d’auteurs : elle est considérable. Je me permettrai d’en livrer trois, cités ici au titre des documents de travail consultés par le comité scientifique du colloque de 2012 :
Les Armes miraculeuses (NRF Gallimard, 1946):
« À Édouard Glissant
Martiniquais
et
poète
ces Armes miraculeuses
qui veulent concrètement
servir
à frapper à mort
tout ce qu’ensemble
nous haïssons »
Aimé Césaire
Soleil cou coupé (K éditeur, le Quadrangle, 1948) :
« À Édouard Glissant, fraternellement, en souvenir de l’inoubliable :
Le sang des lynchés et le solstice
qui l’a sacré poète. »
Aimé Césaire
Et en 1956, pour la réédition du Discours sur le colonialisme chez Présence africaine : 1956, année même du premier Congrès des Écrivains et Artistes noirs dont la fameuse photo prise dans la cour de la Sorbonne réunit aussi Césaire et Glissant (oui, cette photo de haute connivence, d’unité anticolonialiste et d’affinités électives) :
« À Édouard Glissant, pour tâcher de lui dire
Tout ce qui ne peut se
dire que très imparfaitement
dans une hâtive dédicace.
Fraternellement.»
Aimé Césaire
Cette photo, celle d’une fraternité historiquement avérée, devrait avant tout être respectée par ceux qui n’en comprennent pas la portée. En 2012, nous avions reçu à l’Unesco Madame Diop, épouse d’Alioune Diop, et elle nous avait dit tout le symbole d’unité qu’avait représenté cette seule photo pour toute une génération, et combien en cette année, compter Glissant et Césaire dans les rangs du Congrès avait été primordial.
Alors persister dans la veine de l’opposition systématique est bien sûr un choix, qu’il est toujours loisible d’opérer. Les thuriféraires, souvent, ont ces réflexes têtus et circulaires de binarité qui les empêchent durablement de concevoir les labilités et les passerelles, car les manichéismes ont ceci de rassurant, que les rôles y sont définitivement distribués, ce qui exempte de penser (la fixité tient lieu souvent d’appréhension de la littérature). Rien à voir avec le fervent dialogue des idées et des œuvres que mènent entre eux les auteurs de la trempe de l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal et de celui du Discours antillais. Mais de grâce, qu’on ne donne pas cette perception toute personnelle, disant tout au plus une idiosyncrasie de rigidité, pour l’expression de la réalité. Car il est imprudent de se prononcer sur le contenu d’archives quand on n’en connaît rien, et d’ouvrir de surcroît des paris hasardeux ; au demeurant, notons bien que c’est l’énumération de la correspondance qui est visée dans la tournure de l’arrêté, et il s’agit à vrai dire d’échanges divers. Plutôt que de parier (attitude étonnante dans ce contexte), pourquoi ne pas relire pour l’heure Glissant lui-même, dont le dialogue avec la poésie de Césaire n’a jamais cessé, ne s’arrêtant pas à ce dépassement de la négritude que constitua sa réflexion. Il continua de son côté, sans être « proche » de Césaire selon ce qu’on voudrait comprendre ici et au sens premier, à mener cet incessant dialogue, jusqu’aux pages inoubliables qu’il consacra à Césaire dans Philosophie de la Relation (Gallimard, 2009), dans ce superbe texte intitulé « La route de Balata », bilan admiratif et laudateur d’un parcours et d’une œuvre – j’en rappelle les dernières lignes :
« Alors le poète est debout sur le terrain de son combat. (…) Quand meurt un poète ses images les plus belles, ses œuvres les plus marquantes, comme aussi ses paroles les plus quotidiennes, sont aussitôt gardées dans des fissures imperceptibles de l’improbable, et dans des failles mystérieuses du temps, où les audacieux les consultent. La mort des poètes a des allures que des malheurs beaucoup plus accablants ou terrifiants ne revêtent pourtant pas. C’est parce que nous savons qu’un grand poète, là parmi nous, entre déjà dans une solitude que nous ne pouvons pas vaincre. Et au moment même où il s’en est allé, nous savons que même si nous le suivions à l’instant dans les ombres infinies, à jamais nous ne pourrions plus le voir, ni le toucher. »
Et dans son texte de présentation du colloque de 2012, voici ce que disait en conclusion Sylvie Glissant, directrice de l’Institut du Tout-Monde :
“Il nous faut citer de nouveau Edouard Glissant dans La Cohée du Lamentin (son lieu de jeunesse), et ses évocations fraternelles en poésie pour Aimé Césaire et Saint John Perse :
« Je repense à cet autre maître des sens, à ce régent du langage, Saint John Perse, (…) je me répète ce qu’il chante, à la fin d’Anabase :
Mais de mon frère le poète on a eu des nouvelles. Il a écrit encore une chose très douce. Et quelques-uns en eurent connaissance…
Toujours j’ai penché, contre toute vraisemblance, contre toute nécessité, à rapprocher Césaire d’une telle évocation. C’était pour moi le rêve neuf d’une fusion de poésies conniventes. La recherche inquiète de ce point où le rite élève à la souffrance et le Mythe se pare de la beauté crépue têtue du Jour » « Le poète lève, il soulève avec lui le monde. »”
Je ne voudrais pas passer sous silence enfin l’assertion qui se veut perfide, et qui clôt la prise de position à laquelle s’adjoint mon commentaire, et c’est celle de la mise en cause par Madame Véron, des ayants droits d’Édouard Glissant qui auraient mieux fait, si je comprends bien, d’opter pour le versement des archives de l’écrivain, aux Archives départementales de la Martinique. Ce point appelle deux réponses complémentaires. D’abord, il faut savoir que le choix qui a été fait, du classement en Trésor national, est une garantie contre la potentielle dispersion du fonds qui aurait été plus que mortifère pour les chercheurs à venir. L’option retenue de l’acquisition en cours des archives par la Bibliothèque nationale de France permet, par excellence, une haute qualité de conservation et de valorisation du fonds. Ensuite, savoir que la Martinique sera partie prenante des opérations de numérisations qui seront effectuées par le département des manuscrits de la BnF et ce, grâce à l’implication notable de la Région Martinique.
Un écrivain, un grand écrivain, n’appartient à personne. Savoir prendre les bonnes décisions pour pérenniser le trésor patiemment amassé de ses archives, relève d’un sacerdoce que l’on devrait saluer, plutôt que d’explorer tous les biais possibles du dénigrement. Les exemples seraient légions, où de telles archives, manuscrits ou autres, ont été irrémédiablement perdues, ou ont connu le destin funeste des ventes aux enchères. Les archives d’Édouard Glissant ne connaîtront pas ce sort, grâce à une clairvoyance plus que louable.
Saint-John Perse avait écrit : « Nos œuvres vivent loin de nous, dans leurs vergers d’éclairs. Et nous n’avons rang parmi les hommes de l’instant. » Césaire et Glissant furent deux géants de la pensée caribéenne et mondiale. Leurs œuvres sont avant tout un trésor pour l’humanité et poursuivent leurs dialogues, loin de nous, près de nous, en un va-et-vient subtile et puissant, pour qui veut s’éloigner du tapage des polémiques d’un autre temps. S’évertuer à les opposer coûte que coûte relève d’une surdité face à ce bruissement des grandes œuvres en leurs vergers d’éclairs.
Loïc Céry, Institut du Tout-Monde