« Préserver l’enfant… »
« S’il refusa de venir en Guadeloupe, ce ne fut vraisemblablement pas seulement par peur de détruire un rêve ou par mépris de ce qu’elle avait pu devenir, ce fut plutôt pour préserver l’enfant qu’il avait été d’une confrontation incongrue avec une réalité que son regard n’avait pu percevoir, ce fut parce que, littéralement, ce retour n’avait pas de sens, parce que le problème n’était pas la Guadeloupe, mais le « vert paradis des amours enfantines »». Jack Corzani
Quarante ans après sa mort, Saint-John Perse, né Alexis Leger en 1887 à Pointe-à-Pitre, continue à susciter de l’intérêt. Il suffit de penser aux deux nouvelles biographies qui tentent de cerner à la fois le poète, prix Nobel de littérature en 1960, et le diplomate, présent à la Conférence de Munich de 1938. Tous deux ont-ils besoin d’être « démasqués » ? Entretien avec André Lucrèce.
En 1971, Emile Yoyo (1), dans une approche linguistique et en cherchant à «évacuer toute idéologie», se lançait dans un plaidoyer afin que Saint-John Perse soit reconnu comme un auteur antillais. Plus de quarante ans après, ce débat sur son antillanité est-il toujours d’actualité ?
André Lucrèce : Il demeure d’actualité,mais ce n’est pas nous, Antillais, qui posons ce débat ou cette controverse. En tout cas, nous ne sommes pas les seuls. Tous les commentateurs de Saint-John Perse posent la question de l’autosuffisance de cette naissance antillaise comme point de départ du destin poétique d’Alexis Leger, dont je précise que le nom s’écrit sans accent. Par exemple, Henriette Levillain, grande spécialiste du poète, dans un livre très récent, écrit : « Il prit conscience de son insularité d’Antillais, laquelle se confondit, c’est bien établi maintenant, avec son être de poète. » Je crois, personnellement, que naître et vivre aux Antilles n’est pas quelque chose de banal pour l’impulsion initiale de la parole poétique.
Quand vous avez publié votre ouvrage (2) en 1987, année de la commémoration du centenaire de la naissance de Saint-John Perse, aviez-vous quelque part en tête cette préoccupation ?
Quand on s’intéresse surtout au texte, ce qui fut le cas pour mon livre, il y a d’abord à assumer le travail critique, au sens littéraire du terme, à travailler au déchiffrement de l’oeuvre, à interroger ses effets poétiques, à s’imprégner de la musicalité de la langue, à découvrir sa rythmique singulière, à chercher cette saveur essentielle libérée par la poésie. Ce travail est d’autant plus passionnant que cette parole qui passe entre les rochers et les sables, concernant Saint-John Perse, est extrêmement féline et quelquefois éclaboussée d’obscur. Il s’agissait, comme je le disais alors, de retrouver ce mouvement vertical si passionnément présent dans cette poésie et par lequel le poème fortement respire. Mais je notais aussi ce goût précieux de la distance qui caractérise la poésie de Perse.
Revenons aux racines de ce débat : Saint-John Perse, issu d’une famille de blancs pays guadeloupéens, a souvent été qualifié, eu égard à ses premières œuvres, je cite : de «chantre de la colonisation », de «chantre nostalgique d’une société périmée» ou encore «vantant un type de vie, une société fortement hiérarchisée, sans le plus infime scrupule». Avez-vous éprouvé un certain malaise en lisant par exemple Eloges ?
Quand on a bien saisi le projet de Saint-John Perse, y compris celui lié à son intériorité identitaire, il n’y a ni malaise ni désarroi à éprouver. Il y a surtout à avoir de la lucidité. Dans les textes de Perse, y compris ceux qui mettent en scène les Antilles, le monde colonial s’exhibe : il est quasiment muséographique. Il peut se lire comme la nostalgie des ultimes régnants qui frissonnent devant la crainte d’un monde perdu, un univers qui leur échappe. C’est aussi une façon de sauvegarder ce qui peut l’être, et cette sauvegarde se veut fastueuse. Mais en même temps, elle a l’âge d’un souffle qui s’éteint. Dans l’espace colonial, se retrouvent en réalité deux mondes qui se parlent à peine et qui ne communiquent que dans l’extrême nécessité. Pour Perse, l’un est sombre, l’autre resplendit. La rencontre de ces deux mondes est l’évènement impossible. Cela apparaît clairement dans le texte intitulé Pour fêter une enfance.
Grosso modo, la production poétique de Saint-John Perse est divisée en quatre périodes : antillaise, chinoise, nord-américaine et méditerranéenne. Pensez-vous que comme Jack Corzani «la source antillaise ne rend pas compte de l’œuvre, mais en éclaire certaines orientations» ? En particulier le problème central de l’exil.
Je reprends une phrase de mon livre afin de répondre à votre question : Ces Antilles comme un sursis des temps anciens, espace et durée. Je ne sens pas chez Perse ce qui est l’essence même de notre sacré : ce que j’appelle le sacré sauvage, qui n’est en rien péjoratif, au contraire. Mais je n’impose à personne le nôtre. Je respecte le sien et j’analyse ses sources. Ensuite, je tente de saisir lucidement tous les ressorts historiques d’un poème comme Anabase.
C’est pourquoi quand Perse écrit à un musicien, qui veut mettre son oeuvre en musique, à propos de ce poème : « Ce n’est pas une oeuvre de douceur… », je ne suis pas étonné, car je connais les sources de sa mystique, une mystique de la colonisation « propre », acceptable pour les peuples, une mystique à la Camus dans son rapport à l’Algérie.
Les premières phrases d’Anabase symbolisent bien ces sources : « …J’augure bien du sol où j’ai fondé ma loi. Les armes au matin sont belles et la mer. A nos chevaux livrée la terre sans amandes… » Mais attention, ne confondons pas les sources et le poème dont la chair est beaucoup plus complexe, élégante et admirable. En particulier là où Perse nous fait entrer dans un dialogue contemplatif qu’il maîtrise parfaitement en poète-conteur, doué de voyance, ce qu’il affirmera plus tard dans Exil, car le problème de l’exil n’est à prendre au sens premier du terme, mais comme une mythologie de l’errance.
La question des rapports entre Saint-John Perse et la Guadeloupe demeure un sujet très délicat. André Rousseau (3) écrivait que «dès la fin de son adolescence, Alexis Leger avait « censuré » son île natale, par crainte de complaisance sentimentale et de régression esthétique». Selon vous est-ce la crainte d’un qualificatif d’exotisme ou les conditions de son départ de sa famille de l’archipel (une véritable fuite à cause des incendies volontaires liés à la montée en puissance du nègre Légitimus) qui expliquerait cette ambiguïté ?
Les Antilles constituent pour Perse à la fois un enchantement et une douleur. L’enchantement est consacré à la face superbe des Antilles, sa nature ensoleillée, au souvenir de cette aisance économique, de ce confort domestique avec une multiplicité de serviteurs (nous sommes quarante ans après l’abolition de l’esclavage), à notre culture onirique dont s’est approprié Perse pour donner force et mystère à sa poésie. L’autre versant est la perte de la petite soeur, les difficultés économiques qui surviennent et qui poussent des familles de planteurs à partir pour l’Europe, mais il y a aussi la crainte que le royaume ne soit défait par la montée en puissance des revendications nègres, dont Légitimus est, en effet, la figure de proue.
Pour Perse, la terre prédestinée n’a plus la même saveur. Il ne lui reste plus qu’à s’abreuver de souvenirs dont Eloges est la dédicace la plus appropriée. Dès lors, un retour sur l’île est inenvisageable. Pus que la censure, la radiation est le seul recours.
Venons-en à quelques obsessions de Saint-John Perse. Pourquoi persistait-il à affirmer que «mon oeuvre (…) a toujours évolué hors du lieu et du temps» ?
Ecoutez, il faut savoir que Perse est un grand faiseur de mythes. Son œuvre est parsemée de mythes, mais pas seulement son oeuvre. Par exemple, pour la publication de ses œuvres complètes, Perse a absolument voulu qu’elles soient précédées d’une biographie rédigée par ses soins. En réalité, cela donne une mythologie des plus fantaisistes, et la plupart de ses exégètes et critiques sont extrêmement sévères vis-à-vis de cela, y compris ceux qui l’ont parfois défendu.
Mais revenons aux textes eux-mêmes. Rosalia Abreu (Lilita) a écrit cette chose qui se révèle très juste : « Les poèmes de Saint-John Perse ont leurs racines dans des petits faits très réels auxquels il donne une résonnance inattendue et qu’il assemble de façon mystérieuse, parfois mystifiante. » J’ajouterais que ces petits faits sont souvent puisés dans des ouvrages et que Perse n’hésite pas à reprendre des membres de phrase qu’il reproduit comme c’est le cas, s’agissant d’Anabase, du livre Le Tibet révolté de Jacques Bacot, spécialiste hautement reconnu du Tibet.
Pour conclure sur ce point, la question du lieu et du temps, Perse a développé une mythologie de l’Atlantique, presqu’une mystique, pour lui fascinante, dont la vraisemblance discutable nous apparaît être un symptôme. Mais cela révèle surtout ceci : il n’y a pas de poésie plus ancrée dans le temps et dans l’espace que celle de Saint-John Perse. Qui pourrait croire qu’Eloges, pour ne prendre que cet exemple, ne soit pas situé (Antilles) et ne soit pas daté (enfance, 1887-1899) ?
Par ailleurs, il tenait à faire, «parfois avec obstination », écrivez-vous, la «dissociation entre le poète et l’homme social». Toutefois, ne peut-on pas penser que le diplomate a fini par influencer le poète ?
Perse est celui qui proclame : « L’homme libère, chaque soir, son “double” ». Oui, mais le problème est que l’un ou l’autre, l’homme ou son double, ravit à l’autre la scène et bientôt son entendement jusqu’à une quasi confusion. Jamais Perse n’a pu se départir du roman familial, de la scène diplomatique et de son réseau, de ses illusions mythologiques nées de ses déplacements liés à son métier de diplomate.
Entretien : R. Laurencine
(1) Emile Yoyo, Saint-John Perse ou le conteur (éd. Bordas)
(2) André Lucrèce, Saint-John Perse, une lecture (éd.Caractères)
(3) Président de la Fondation Saint-John Perse
Vendredi 18 septembre 2015
Entretien publié dans France-Antilles du 18/09/2015 et reproduit ici avec l’aimable autorisation du journal