— Par Christophe Dejours —
Le « caïdat » et les organisations mafieuses commencent à coloniser les zones exclues de la prospérité.
Avec le retour de la croissance, on attendait que la société don-ne des signes de réjouissance. En fait les réactions sont discordantes et prêtent aux malentendus. Pour peu qu’on soit trop loin des lieux du drame où se fomentent les manifestations de protestation, on en vient vite – trop vite – à condamner ceux qu’on prend pour des geignards. Un exemple ? Celui de cette grande entreprise où ont été embauchés, en deux ans, 2 000 jeunes possédant des diplômes commerciaux. Confrontés à un flux ininterrompu de clients, ils se plaignent d’une surcharge et d’une dégradation insupportable des relations de travail. Et pourtant, ils bénéficient d’un statut et de revenus confortables, doublés d’un temps de travail record ne dépassant pas 30 heures par semaine ! Des mouvements de grève se préparent.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire de l’extérieur, ce ne sont pas des caprices d’enfants gâtés. L’investigation clinique révèle une souffrance indiscutable, confirmée par des décompensations psychopathologiques en nombre. Mais on ne veut pas, ou pis on ne sait pas, comment diminuer les contraintes organisationnelles effectives qui pèsent sur ces salariés. Les négociations successives permettent de concéder des augmentations de salaires et des réductions de la durée de travail. Résultat : le pouvoir délétère du travail sur la santé mentale continue ses ravages.
Il est difficile d’opposer un déni à la souffrance qui mine notre société. La bonne humeur et l’optimisme sont d’abord frelatés par le développe-ment des violences et des délinquances qui gâchent non seulement la vie quotidienne mais transforment en profondeur les situations de travail de nombreux salariés. De plus, les vagues de restructurations économiques et organisationnelles, qui se succèdent sans discontinuer, mal-mènent ceux et celles qui travaillent. Elles ont un pouvoir formidable de divergence sur l’évolution des situations concrètes. D’un côté la réduction du chômage, de l’autre les licenciements à Vilvorde, puis chez Danone, Moulinex ou Valeo. D’un côté des salaires indignes versés aux sages-femmes et des urgences hospitalières déléguées à des médecins immigrés sans statut et sous-payés, de l’autre des gestionnaires qui, dans les agences régionales hospitalières (ARH), ajoutent à leur salaire jusqu’à 1,2 million de francs par an de primes. D’un côté des périodiques de plus en plus luxueux, de l’autre, dans l’ombre, des journalistes exténués qui se suicident. Des nouvelles technologies qui, d’un côté, permettent à certains de « s’éclater » et qui, de l’autre, provoquent des milliers de troubles musculo-squelettiques (chez les opérateurs de saisie de données, par exemple).
L’éclatement du monde du travail en situations sans commune mesure entre elles menace notre société de devenir une tour de Babel. Les motifs des grèves, des plaintes et des protestations qui éclatent ici et là deviennent inintelligibles et génèrent de plus en plus de malentendus. On voit se former des antagonismes entre groupes sociaux dont la cause est moins dans les conflits d’intérêts que dans la disparition du sens commun. On critique, puis on condamne les comportements parce qu’on ne les comprend pas.
On sait que, à l’origine de l’effritement du sens commun, il y a les remaniements brutaux de l’organisation du travail et les nouvelles for-mes de management et de gestion qui fracturent la cohérence naguère assurée par le primat du travail salarié et par les formes d’expression collective portées par l’action syndicale. Mais il y a plus : les années de chômage, de précarisation et de flexibilisation laissent des empreintes pro-fondes dont on a toutes les raisons de craindre qu’elles perdurent. L’écart s’accroît entre les revenus. Dans les zones périurbaines, le chômage endémique est deux fois plus important qu’il y a cinq ans. Le « caïdat » et les organisations mafieuses commencent à coloniser les zones exclues de la prospérité. La violence des pauvres comme l’exaspération des agents qui sont à leur contact, aussi bien que les mouvements sociaux dans les entreprises, ont des origines précises, à chaque fois. Aucun de ces acteurs n’est irrationnel, mais on n’a aucun moyen de les comprendre si l’on ignore les contraintes réelles de leur travail, parce que l’évolution des situations est trop rapide pour qu’on puisse les interpréter à partir de sa seule expérience professionnelle personnelle.
L’avalanche d’informations ne sert plus à rien d’autre qu’à saturer les capacités intellectuelles du spectateur et à l’empêcher de penser. Nous avons besoin d’autre chose : de journalistes pratiquant de vraies enquêtes de terrain, non pour rapporter des faits, mais pour traduire en termes intelligibles le monde vécu et l’organisation du travail réelle des vétérinaires chargés de massacrer les bêtes ou encore des paysans qui les ont empoisonnées dans le respect des politiques d’incitation à l’élevage intensif. Nous aurions besoin d’une sorte de « France Culture » de l’information, différente des bulletins d’informations 24 heures sur 24. Il faut bien reconnaître que derrière la cacophonie des commentaires contradictoires sur l’état de la société se cache la réalité d’une déception : la richesse de la nation n’apporte pas le bonheur. La reprise de la croissance ne tient qu’une seule promesse : celle de l’augmentation de la con-sommation. Mais cette dernière est incapable à elle seule de créer entre les êtres humains des rapports d’intercompréhension, de solidarité et de convivialité. Reconstituer les bases d’une intelligibilité commune – d’un sens commun – pour interpréter l’évolution de notre condition moder-ne est une tâche urgente si l’on veut contrer le développement accéléré de la violence sociale. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la violence n’est pas un effet contingent de la richesse, elle révèle au contraire un mal profond : l’impuissance de la science et de l’économie à remplacer la culture, si par ce terme on veut bien désigner non pas la matière à divertir les élites, mais ce qui unit les êtres humains dans la célébration de la vie.
Christophe Dejours est professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).