— Par Roland Sabra —
« La barra » est l’œuvre d’un tout jeune réalisateur colombien Oscar Ruiz Navia qui s’interroge sur les rapports entre l’ici et l’ailleurs, le dedans et le dehors, le monde du même et celui de l’étranger. « La Barra » est le nom d’un village colombien perdu dans le trou du cul du diable, coincé entre mer et forêt, et peuplé de pécheurs afro-colombiens, descendants d’esclaves pour la plupart, qui vivent dans un grand dénuement la répétition à l’identique des jours qui passent semblables aux jours passés et tout aussi semblables aux jours qui viennent. Des éléments exogènes perturbent la vie du village. D’abord il y a la raréfaction des poissons qui obligent désormais les pécheurs à partir en mer pour une à deux semaines. La disparition de la ressource halieutique ne résulte pas, on le devine, des techniques employées par les villageois mais de l’industrialisation de l’activité. Ensuite il y a avec l’arrivée de l’électricité dans le village un propriétaire d’hôtel, qui voudrait développer son entreprise en faisant venir des touristes, en privatisant une partie de la plage et remettre en cause l’usage commun et public qui en est fait. Enfin arrive dans le village, venu d’on ne sait où, un étranger, Daniel, avec un maigre pécule et qui cherche un bateau pour repartir.
Il va loger chez Cérébro, qui fait office de conseiller municipal principal et défenseur des traditions. Pour résumer il y a donc d’un coté un village plutôt traditionnel, créole, métissé, replié sur lui-même vivant à l’écart de la logique purement marchande et de l’autre cette logique là, figure de l’occidentalisation du monde, sous la forme d’une industrialisation de l’activité de pèche traditionnelle, d’un promoteur immobilier, et d’un étranger sans feu ni lieu. Logique qui draine avec elle la marchandisation des rapports humains, comme le montre l’intérêt que Lucia une préadolescente porte à Daniel et à l’endroit où il croit cacher ses billets de banque. Rapports marchands présents, dès l’ouverture du film, quand deux ados sollicitent l’étrange voyageur pour porter son sac, ou quand celui-ci se voit accompagner tout au long de son séjour par la question lancinante, intéressée et inquiète que lui posent les autochtones sur l’état de ses finances.
Sa position dans le village restera tenable tant qu’il évitera de se compromettre avec l’hôtelier, mais il suffira qu’il passe une soirée à boire jusqu’à l’ivresse chez le promoteur pour que les portes des maisons se referment, que son son argent soit volé, que Cerebro le rejette et que Lucia, qui connaissait l’endroit où il cachait son argent , lui trouve comme par miracle l’embarcation qu’il cherchait pour partir. L’ironie du réalisateur donnera comme nom à ce bateau ‘ »Paradisio » que la dernière image du film nous montrera en panne au milieu de l’océan. Pour que les choses soient claires à l’écran, que les clivages soient marqués et qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur le propos du cinéaste, l’hôtelier, ses rares clients et Daniel sont de type caucasien alors que les villageois sont métissés. Le réalisateur multiplie d’ailleurs les regards caméra des jeunes villageois, à l’occasion d’une partie de ballon sur la plage et dresse à l’occasion une très belle galerie de posters postmodernistes.
Oscar Ruiz Navia filme avec une caméra qui prend son temps, qui épouse le temps immobile de la vie du village, qui suggère des possibles qui n’adviendront pas, qui ébauche des futurs perdus dans les limbes de désirs mort-nés. Une caméra un peu langoureuse de ce qu’elle caresse de son œil empathique. Une lenteur qui peut inciter le spectateur au décrochage s’il a des résistances à se laisser prendre par la musique du film répétitive, comme la monotonie des jours qui se ressemblent, ou s’il refuse d’entrer dans le jeu de l’attente. Certains plans, en particulier celui de Jazmin, la très désirée nièce de Célebro, photographiée dans l’encadrement d’une fenêtre, empruntent très nettement à l’art du portrait de la peinture italienne de la Renaissance. Le clin d’œil à l’Italie est appuyé plus d’une fois. Car en effet, il y a ,comme le fera très justement remarquer à la fin de la séance le critique des Cahiers du Cinéma, Vincent Malausa, dans la façon de filmer du jeune réalisateur quelque chose comme un hommage au cinéma néo-réaliste italien d’après guerre, dans cette œuvre qui ne relève pas tout à fait de la fiction sans pour autant appartenir au documentaire ethnographique, qui joue entre longs travellings et plans fixes, entre hors champ et plein cadre, entre couleurs et nuances de gris, entre ciel et mer entre terre et eau, une partition toute en finesse et retenue.
Fort-de-France, le 16/06/2011
Roland Sabra