— Par Selim Lander —
Drôle de journée, dans le IN, avec deux spectacles aux intentions graves qui se traduisent en gags.
Forbidden di Sporgersi d’après Algorithme éponyme de Babouillec
Pierre Meunier interprète ou plutôt évoque, enfin s’efforce d’évoquer avec deux autres comédiens (dont l’un, J.-F. Pauvros, surtout chargé de la musique) et une comédienne un texte produit par une jeune autiste appelée Babouillec. Un texte empli de fulgurances.
« Quelqu’un t’interpelle,
Otage de ton Silence, tu perds la Raison de ton Acte.
Livré à toi-même, ordre ou désordre, seul responsable,
tu plonges dans le plus proche état disponible,
égarant le mode d’emploi du contrat social. »
Elle communique seulement à l’aide de lettres découpées avec lesquelles elle forme des mots puis des phrases sibyllines. Le procédé est d’ailleurs bien représenté à la fin de la pièce par la comédienne qui déplace des lettres en carton sur un rétroprojecteur. Mais, au-delà, comment « interpréter » un texte poétique et mystérieux, comment traduire des mots produisant davantage de sensations que du sens, des mots, en tout cas, empreints de gravité.
Pierre Meunier (assisté de Marguerite Bordat, scénographe) a adopté un parti qui ne manque pas de surprendre. Il ne fait pratiquement pas entendre le texte et imagine des tableaux improbables où les accessoires tiennent le premier rôle. Nous nous trouvons face à un théâtre d’objets, de gros objets. Le prologue, complètement raté, interminable, consiste à déplacer de grands panneaux verticaux en plexiglas. Enfin arrive sur la scène un plateau portant un paquet volumineux dissimulé sous des voiles de plastique et qui produit un son ronflant (quand le paquet sera défait, on verra qu’il contient des ventilateurs allumés). Puis vient la panne électrique à laquelle il sera remédié grâce à une machine poussive, faite de bric et de broc, qui finira néanmoins par rétablir la lumière à grand renfort d’étincelles, après avoir littéralement englouti Frédéric Kunze. Alors vient la séquence des câbles métalliques enchevêtrés qui deviendront un piège pour Satchie Noro. Ensuite ce sera à la grosse vis sans fin de descendre des cintres pour remplir son office, à la fois ligne de communication avec on ne sait quoi ou qui (ce qui donnera une séquence marquée par un bruit insupportable) ou échelle pour monter on ne sait où, ou encore support pour une fragile construction faite avec des fers à béton (opération laborieuse qui s’apparente à celle du jeu de mikado, mais à l’envers). Ce sera presque la fin avec la séquence suivante qui consiste à construire une autre structure avec des tubes de divers diamètres et longueurs sur laquelle évoluera Satchie Noro (également acrobate aérienne). La fin véritable sera consacrée aux lettres, les petites en carton sur le rétroprojecteur puis celles en métal, caractères d’une enseigne géante mais dépourvue de sens.
Un spectacle sans queue ni tête, qui enchaîne les tableaux sans rapport entre eux et surtout sans rapport évident avec le texte dont il se réclame et dont il ne fournit que des bribes (Babouillec ne vient pas moins saluer, à la fin). On ne dira pas pour autant un spectacle raté, loin de là. Nous nous amusons de voir les grands enfants sur la scène s’amuser avec leurs drôles de jouets. L’imagination est au pouvoir, comme souvent dans le théâtre d’objets. Pierre Meunier n’a peut-être pas rendu à Babouillec l’hommage qu’il voulait mais il a produit un objet à mi-chemin entre le théâtre et le cirque qui retient l’attention.
Fugue
Autre bizarrerie, autre décalage flagrant entre les intentions et le résultat, Fugue de Samuel Achache. Ce dernier est l’un des membres du collectif d’artistes à la tête de la Comédie de Valence (CDN Drome-Ardêche). Le dossier de presse qui contient sept pages d’explications musicales sur (l’art de) la fugue et sur des questions encore plus techniques comme la gamme et ses divers « tempéraments », a dû ouvrir des horizons à bien des critiques. En pure perte puisque le spectacle finalement présenté n’invoque ni n’évoque rient de tout cela ! Un matériau blanchâtre destiné à représenter la neige couvre le sol du cloître des Célestins. Une étroite cabane a été construite dans laquelle on repère, certes, un piano. Car il y aura bien de la musique, cependant elle ne servira que d’intermède entre les scènes. Les comédiens réunis sur le plateau sont en effet capables soit de jouer (violoncelle, clarinette, piano, batterie), soit de chanter. Reste que l’histoire qui nous est contée, celle de savants en résidence dans une base de l’Antarctique, troublés par un intrus au nez et aux membres gelés, avant qu’il ne réapparaisse sous la forme d’un zombi, ex époux de la scientifique (et soprano) de la base, histoire sans queue ni tête, est avant tout le prétexte à une suite de numéros comiques.
La scénographie de Lise Navarro est astucieuse. La « neige » dissimule les accessoires qui seront extirpés au moment opportun. Une baignoire remplie d’eau sera le lieu du gag le plus drôle de la pièce, celui où l’on voit le revenant simuler une course quatre nages dans l’espace minuscule de cette baignoire. La musique (principalement de l’époque baroque) est agréable à écouter, même si le propos n’est pas de faire entendre des virtuoses. L’ensemble est inégal ; le texte n’est pas à la hauteur des gags purement visuels mais l’on ne saurait nier que l’on passe un bon moment.
Encore faut-il préciser que le succès de Fugue repose en grande partie sur l’un de ses interprètes, Léon-Antonin Lutinier, haute-contre et surtout comédien particulièrement drôle. C’est en particulier lui qui se démène dans la baignoire. Puisque la mode est au nu masculin, c’est encore à lui qu’il reviendra d’apparaître en scène dans le plus simple appareil (avec néanmoins le sexe encapuchonné, ce qui est la matière d’un autre gag).
On doit enfin souligner l’héroïsme des comédiens qui jouent la plupart du temps revêtus non pas exactement comme on le serait au pôle mais plus que chaudement. Par ces temps caniculaires, en plein air, et même si le spectacle ne commence qu’à 22 heures, c’est une épreuve dont le spectateur, légèrement vêtu et néanmoins « collant » de sueur, mesure toute la cruauté.