Par Selim Lander
Anna Politkovskaïa est morte en 2006. L’année suivante paraissait Donna non rieducabile, Memorandum teatrale su Anna Politkovskaja (Femme non rééducable) du dramaturge italien Stéfano Massini. Un texte écrit dans l’émotion de l’assassinat sauvage de la journaliste russe. Une pièce ? Non, un « mémorandum », autrefois on aurait dit un « tombeau d’Anna Politkovskaïa ». Un récit parfois pédagogique car il faut bien expliquer la situation, au besoin en utilisant des textes de la journaliste elle-même, souvent dramatique quand elle interagit avec son partenaire chargé de la sale besogne, celle qui consiste à interpréter les salauds auxquels A. Politkovskaïa s’est frottée, pour son malheur. Au mois de janvier dernier, les Français ont eu « Charlie ». Des millions se sont levés pour protester. Lorsque, en 2006, A. Politkovskaïa est morte assassinée, à quarante-huit ans, les Russes n’ont pas été très nombreux à manifester, intimidés par le régime de terreur de leur nouveau tsar, Poutine. C’est dire combien A. Politkovskaïa s’est montrée, elle, courageuse.
La mise en scène de Vincent Franchi fait appel à des projections d’images, de dates, de gros-plans sur le visage de la comédienne et de quelques citations bien choisies. Celle-ci, par exemple, tirée d’une circulaire rédigée, en 2005, par un certain Vladislav Sourkov : «Les ennemis de l’Etat se divisent en deux catégories : ceux que l’on peut ramener à la raison et les incorrigibles». La journaliste, à l’évidence, faisait partie des incorrigibles, des « non-rééducables » aux yeux du pouvoir poutino-fasciste. A. Politkovskaïa, néanmoins, a essayé de faire son métier d’informatrice le plus objectivement possible : « Je suis une journaliste, pas un juge et encore moins un magistrat. Je me limite à raconter les faits », dit-elle dans la pièce. La grande affaire à laquelle elle s’est intéressée est la guerre en Tchétchénie. À en croire la pièce, elle a quand même eu du mal à traiter de la même manière les Russes et leurs partisans sur place, d’un côté, et les rebelles tchétchènes, de l’autre. Et comment l’aurait-elle pu d’ailleurs, vu la disproportion des forces ? À un moment de la pièce, on la voit tenter de négocier avec les preneurs d’otage du théâtre de la Doubrovka, en octobre 2002. Le raisonnement du chef des rebelles est implacable : Même si nous massacrons plusieurs centaines de personnes présentes dans le théâtre, même s’il y a parmi elles des enfants innocents, nous ne ferons jamais pire que ce que font les soldats russes en Tchétchénie. Et notre geste servira au moins à attirer l’attention du monde entier sur le sort qui est réservé au peuple tchétchène. A. Politkovskaïa n’ayant rien de convaincant à opposer à l’argumentation de Movsar Baraïev, cela ne revient-il pas à l’approuver, au moins implicitement ?
Au-delà de cette ambiguïté – car la vérité est bien difficile à cerner dans les affaires humaines – Femme non rééducable est avant tout une pièce sur l’engagement et le courage. Maud Narboni qui, visiblement, s’est identifiée à A. Politkovskaïa, se montre convaincante. Il est pourtant difficile de se mettre dans la peau d’un tel personnage tragique ayant réellement existé, le risque est d’en faire trop, de le rendre trop héroïque ou, au contraire, trop fragile. La pièce et la comédienne évitent cet écueil. Leur A. Politkovskaïa a des moments d’indignation comme de découragement, comme ce fut certainement le cas dans sa vraie vie. On peut néanmoins se demander si elle était vraiment aussi pure et sans tache que la voit Stéfano Massini, une sorte de sœur Thérésa du journalisme ? Amine Adjina qui donne la réplique à Maud Narboni, est également très bon. Il a la placidité et le cynisme de ses personnages, des hommes forts et armés, qui refusent de s’interroger sur ce qu’ils font, en face d’une femme qui n’est certes pas « faible » mais n’a pour elle que la force de ses convictions.