— Par Selim Lander —
Sous les tropiques, la conjonction du soleil et de la pluie produit facilement une végétation luxuriante ; un bout de terre suffit pour faire pousser un rideau de verdure impénétrable. La villa du plasticien martiniquais Ernest Breleur[1] a beau être située dans un lotissement assez récent à la périphérie de Fort-de-France, pour qui a le privilège de partager un moment avec lui dans sa véranda, l’écoutant s’exprimer sur sa démarche artistique, sa maison cernée par les plantes en rangs serrés nommées oiseaux de paradis, semble perdue dans une jungle[2].
L’œuvre d’Ernest Breleur mérite qu’on s’y intéresse. J’ai souligné ailleurs la fécondité des arts plastiques en Martinique, seulement comparable à sa fécondité littéraire[3]. Ce n’est pas un hasard si je mettais alors Breleur en premier. Il est à coup sûr le plus « chercheur » de tous les plasticiens martiniquais, celui qui a le plus su (et voulu) se renouveler au fil des années. Une visite dans son atelier le confirme : aucun des lecteurs de l’ouvrage – par ailleurs remarquable mais qui date déjà de 2008[4] – qui lui a été consacré ne pourrait anticiper l’état actuel de ses recherches, au vu de son œuvre telle qu’elle se présentait il y a une dizaine d’années.
J’accompagnais une amie qui souhaitait écrire sur les « Christ » de Breleur. De fait, il a entreposé dans son garage quelques trésors de cette série datant du début des années 1990 : des grands formats (180 à 195 cm x 140 à 150 cm), superbes polychromies hantées par la présence d’une énorme figure (phallique ?), représentant un Christ dépourvu de tête et de jambes ou, pour ce qui est de ces dernières, à peine esquissées. (Les corps décapités, mais encore nettement reconnaissables, sont apparus chez Breleur à la fin des années 1980, dans la série « Mythologie de la lune ».) Les couleurs des Christ ne sont jamais les mêmes, non plus que les acolytes qui flanquent le crucifié, à droite et à gauche, évocations des deux larrons. Sur le tableau reproduit ici, à dominantes rouge et bleu, ces derniers sont figurés par des formes évanescentes, quelque peu fantomatiques, qui surgissent de deux verres : ces verres contenant les bougies qu’on allume dans les cimetières, aux Antilles, à la Toussaint. Sur d’autres tableaux, on reconnaît des bouquets de fleurs, des tombeaux, une Madonna col Bambino sous une cloche de verre, etc.
Les tombeaux ont une importance particulière parce qu’ils font le lien avec la série immédiatement antérieure, qui leur était consacrée. Sur la seconde photo, détail de l’un des tableaux de cette série, on voit apparaître un Christ préfigurant ceux de la série éponyme, tout en étant davantage identifiable grâce aux traits noirs qui soulignent la silhouette. On notera sur cette photo les bouts de carte routière à l’intérieur des croix (un matériel utilisé depuis par d’autres) et surtout le travail de la peinture en épaisseur. On peut observer également sur le tableau du Christ bleu et rouge comment le peintre fait ressortir les fonds à la surface de son support (ici du papier).
Si Breleur abandonne rarement le registre figuratif, il s’est, au fur et à mesure de ses expériences, éloigné de plus en plus du réalisme. La série des Christ n’est, à cet égard, qu’une étape. Par la suite, il passera à des compositions quasiment abstraites sur des radiographies récupérées dans un hôpital abandonné, avant d’utiliser le même matériau pour composer des sculptures anthropomorphes, mais très stylisées, avec davantage de creux que de pleins, des ajouts de photographies représentant de portions du corps humain (œil, sein, etc.), des touches de peinture. Il conçoit aujourd’hui d’autres sculptures, faites de bouts de films en plastique dur qu’il teint lui-même ou dont il se sert comme supports pour tirer ses photographies, et agrémentées d’objets très colorés, très kitch, qu’il se procure dans de rares magasins d’accessoires pour décorateurs ou bijoutiers. L’œuvre achevée – dont on aperçoit quelques spécimens à l’arrière-plan sur la photo de l’artiste dans son atelier – est très différente de ce qu’il faisait auparavant. Breleur semble vouloir passer à une phase de son art où dominent l’humour, la légèreté, l’érotisme, impression confirmée par les dessins de la série « Origine du monde », aux feutres sur fond blanc, auxquels il travaille par ailleurs, couverts de guirlandes de femmes potelées qui marquent un retour inattendu vers un certain réalisme, réminiscence d’Ingres ou de Rubens, à moins que ce ne soit des petits maîtres du XVIIIe siècle. Après la mort, la vie !
Breleur a tracé sa route, d’expérimentations en expérimentations, sans se préoccuper du marché de l’art. À soixante-dix ans, il accède seulement à une certaine notoriété nationale et internationale. Il n’est pas moins serein, satisfait de pouvoir, jour après jour, compléter l’une des ses sculptures de la « série des fanfreluches » (comme nous aimerions la nommer) ou d’entreprendre un nouveau dessin. Il se remet par ailleurs à la peinture.
[1] Ernest Breleur, né en Martinique en 1945, étudie à Paris de 1962 à 1972 à l’école des Arts appliqués (diplôme d’études supérieures d’arts graphiques) puis à l’université Paris VIII (maîtrise d’arts plastiques), retourne ensuite en Martinique, enseignant en collège puis à l’ERAPM (École régionale des arts plastiques de Martinique), commence à peindre en 1985.
[2] Comment ne pas évoquer ici Wifredo Lam et son tableau le plus emblématique, « La Jungle » ?
[3] Selim Lander, « Peintres de Martinique », http://mondesfrancophones.com/espaces/periples-des-arts/peintres-de-martinique/
[4] Ernest Breleur, texte de Dominique Berthet, préface de Jacques Leenhardt, Fondation Clément et HC Éditions, Paris, 2008, 192 p., 45 €.