— Par Michèle Bigot —
Aux corps prochains
(Sur une pensée de Spinoza)
Mise en scène de Denis Guénoun et Stanislas Roquette,
La pensée de Baruch Spinoza est dans l’air du temps ; elle fait écho à nos questionnements. En témoignent le roman d’Irvin Yalom Le problème Spinoza, les travaux de Frédéric Lordon et la dernière création de Denis Guénoun. On sait que D. Guénuon, qui est philosophe mais aussi metteur en scène et dramaturge, a déjà tenté avec sa troupe (Artépo, créée en 2007) de jeter un pont entre le texte philosophique et la scène : on lui doit Le banquet de Platon (2008) et plus récemment Les pauvres gens de V. Hugo créé au festival d’Avignon en 2014.
La proposition théâtrale intitulée Aux corps prochains est résolument novatrice : on ne sait s’il faut parler à son propos de pièce de théâtre ou de performance (sauf à entendre « pièce de théâtre » dans l’acception la plus littérale du terme). Il s’agit d’une création et coproduction du TN de Chaillot et du TNP de Villeurbanne, dont la conception a mobilisé l’ensemble de la troupe pendant plusieurs mois dans une écriture de plateau sur la base de recherches menées par l’ensemble des acteurs. Le spectacle prend sa source dans un noyau de chants, de chorégraphies, de jeux de déplacements sur le plateau et de texte.
L’écriture théâtrale est donc le fruit de ces recherches qui articulent gestuelle, chant, danse, texte et image vidéo.
Néanmoins le point de départ est une pensée de Spinoza formulée dans l’Éthique en latin : Nemo hucusque determinavit quid corpus possit que l’on pourrait traduire ainsi : « jusqu’à présent, nul n’a pu dire ce dont un corps est capable ». Cette proposition de Spinoza est une des plus mystérieuses et aussi des plus fécondes qui soient. Amenée sur la scène théâtrale, elle devient le point de départ d’une recherche plastique axée sur le corps et ses diverses performances ; entendons ici le terme « performances » au sens étymologique, c’est-à-dire l’ensemble de ce corps peut réaliser. Il ne s’agit nullement de montrer des exploits et encore moins des acrobaties. En ce sens « se lever » est une performance du corps, non moins que « penser ». On voit que la notion de « corps » s’entend ici au sens de la philosophie matérialiste la plus stricte pour laquelle toute action humaine est « in-corporée ». La pensée et le langage sont donc corps autant que la marche, la danse ou le chant. Ici se brouille la dichotomie traditionnelle entre nature et culture. Le grand mérite de ce spectacle c’est justement de « donner corps » à cette conception de l’homme, d’en donner à voir tous les attendus, de nous les rendre sensibles et résolument étonnants.
Rien de spéculatif ici, pas de verbiage, pas la moindre leçon de philosophie. Le geste réalisé sur scène est absolument théâtral. Il donne à voir et il est adressé, comme le suggère le titre « aux corps prochains ». Nous, spectateurs sommes de ces corps prochains, ceux à qui s’adresse la performance, ceux qu’elle interpelle, dans la totalité de leur perception et de leur intelligence. Le mystère du corps humain se déploie devant nous dans toute son étonnante énergie, et surtout dans son rapport à autrui.
Le spectacle se construit en cinq temps, dont chacune porte le titre d’un acte élémentaire de la vie humaine: « se lever », « se laver », « fuir », « fêter » « déclarer ». Le dernier acte est aussi un acte, mais un acte de langage au sens où l’entend la pragmatique.
La double énigme du corps et de la pensée spinoziste se matérialise sur le plateau sous la forme d’une gestuelle, d’une chorégraphie, d’une occupation rythmée de l’espace, de jeu de matière, d’effets d’éclairage, d’images vidéo et d’effets musicaux ? Cinq comédiens (trois hommes, deux femmes) évoluent dans un mouvement chorégraphique dont le but n’est pas de mimer un acte, mais d’en exprimer l’essence, d’en exploiter le potentiel pour l’arracher à la banalité de sa réalisation quotidienne. Chaque acte donne lieu à une recherche sur le geste, sur le mouvement d’attirance ou de retrait devant le corps de l’autre. Le corps humain est à la fois le matériau et l’objet du spectacle. La caméra omniprésente permet de démultiplier le travail de l’œil qui regarde. Elle varie les points de vue, elle grossit, elle encadre et souligne, elle fait surgir le détail stupéfiant, celui que le spectateur ne peut pas appréhender de loin.
Poétisation extrême de l’action, la scène théâtrale décompose le geste et la parole, l’arrache au quotidien et à l’utilitarisme, en extrait la substantifique moelle, en offre une vision sublimée. Toute la magie du monde physique participe à cette sublimation : la musique (cinq partitions pour cinq actes), la danse, le cri, la lumière, l’expression corporelle, exploitant toue la palette de l’expression humaine : la parole n’est ici que l’une d’elles et le travail poétique dont elle est l’objet lui fait rejoindre les autres actes dans toute leur expressivité. La déclaration est mise en acte par la parole : les effets de rythme, de mélodie phrastique, d’intonation, d’intensité, la modulation des voix, l’épuration du verbe, tout ce travail langagier tend à en donner une version sublimée. La déclaration, qu’elle soit d’amour ou de guerre, devient alors un objet verbal et matériel sublime au même titre que la danse ou le chant.
Effet garanti sur le spectateur, d’abord inquiété, puis étonné, et finalement ébloui par cette vision poétique.
Michèle Bigot
Théâtre National de Chaillot, Paris, du 5 au 15 mai 2015