Entretien Jean-René Lemoine
Comédien, auteur, metteur en scène, Jean-René Lemoine est né en 1959 en Haïti. Il se forme au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris et à l’école Mudra de Maurice Béjart à Bruxelles, puis à l’Institut d’Etudes Théâtrales de Censier à Paris. Après un parcours d’acteur, entre autres avec la compagnie de Lindsay Kemp, il a travaillé comme assistant à l’Union des Théâtres de l’Europe, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, et collaboré régulièrement avec l’Académie Expérimentale des Théâtres. Il a également enseigné l’art dramatique au Cours Florent de 1998 à 2000.
Il commence à écrire en 1985 et met en scène sa première pièce, Les Folies bergères au Théâtre du Porta Romana, à Milan. Il choisit dès lors de se consacrer en priorité à l’écriture et à la mise en scène. C’est ainsi que naîtront un roman, Compte-rendu d’un vertige, et surtout de nombreux textes pour le théâtre
Face à la mère : sublime rendez-vous avec l’absente
Seul sur le plateau, Jean-René Lemoine parle à lui-même et à sa mère, disparue tragiquement en Haïti, le pays de l’enfance. D’une évidente qualité littéraire, ce texte polyphonique aux résonances proustiennes, clair et précis, explore le temps et le lien entre un fils et sa mère. La parole est une avancée lente dans l’interrogation de soi et des faits, où l’ordre poétique, évitant tout pathos, transcende la douleur. Un chant d’amour en trois mouvements, limpide et profond comme un rituel antique.
Lorsque vous avez écrit ce texte, aviez-vous d’emblée l’intention de le jouer au théâtre ?
J’ai écrit ce texte avec en tête l’idée du théâtre, de comment travailler sur une parole intime en la faisant sortir de l’intime pour la partager avec d’autres, pour qu’elle ait, peut-être, un sens pour d’autres. Cette parole ne pouvait se dire que s’il y avait témoins, car sans « assemblée silencieuse », elle resterait prisonnière dans la carapace du récitant. Cette vision-là a déclenché l’écriture. La mère a disparu dans des circonstances très douloureuses. Cette amputation déclenche une réflexion, un raz de marée à l’intérieur du fils, on n’est pas seulement dans le rapport à la mort à la mère, on est dans le rapport à la vie. Les témoins permettent le dialogue, le rituel, comme dans une liturgie.
Le texte est un chant d’amour, explorant le lien entre le fils et la mère. Comment l’écriture prend-elle en compte l’absence de la mère ?
La nécessité d’enquêter sur la mort de la mère amène une nécessité encore plus grande qui est de se retourner sur cette vie commune, celle du fils et de la mère, avec tout ce que cela comporte comme conflits, comme douleur, comme violence dans l’adolescence, et aussi comme amour. C’est un chant d’amour dit après, peut-être dit trop tard, mais peu importe… Car tout le texte fonctionne sur l’idée suivante : peut-on donner un rendez-vous à quelqu’un qui n’est plus là ? Le fait d’établir un dialogue, même après, peut changer l’individu qui parle. Cela apporte en tout cas une vraie lumière sur le temps passé, qu’il n’a peut-être pas vu comme un passé d’amour, mais qu’il est certainement. Le texte donne la possibilité de ne plus être dans l’évitement, car face à la douleur on a tendance à ne plus y penser, et l’évitement amène l’obsession. Ce texte permet de sortir de l’obsession et d’accepter que l’autre ne soit plus là, d’accepter de ne plus le retenir. On revient à l’amour. L’apparition de la mère, fantôme sublime en jupe blanche aux mille plis, est une consolation, on n’est pas seulement dans l’absence, mais dans les retrouvailles poétiques. Cet irrationnel absolu de la poésie, du théâtre, constitue l’objectif déraisonnable de cette entreprise poétique, qui se termine par l’énonciation qu’on est prêt à accepter le départ. Je ne sais pas si le départ est accepté. Il est important d’accepter de ne pas savoir, mais de dire je te laisse partir.
« Mettre les choses en perspective autorise le regard, et permet de sortir du gouffre qui vous aspire. »
Dans le texte se lit une progression vers une rencontre, vers la lumière. Est-ce assimilable au processus de l’analyse, à visée thérapeutique ?
Dans l’écriture qui se dévide, dans la linéarité du flux de la parole qui quelquefois s’interrompt puis reprend, le processus de l’analyse est sans doute présent. Est-ce qu’on va vers l’apaisement, vers une guérison, est-ce une thérapie ? Je n’ai pas de réponse et ne cherche pas à en avoir, car je vois les choses différemment. Il s’agit davantage d’un travail sur la mythologie. La mythologie est une chose merveilleuse, qui consiste à trouver les mots à juste distance pour raconter l’irracontable et nommer l’innommable. Face aux drames de l’intime ou du social – à travers un pays tourmenté qui peut être le symbole de beaucoup d’autres -, les paroles poétiques inventent un angle pour pouvoir dire ces choses, sans être uniquement dans l’incandescence. Ce qu’arrivent à faire les Grecs dans la tragédie ou la mythologie, c’est de transformer les faits, l’horreur souvent, en histoire. L’écriture de la tragédie antique est une organisation du chaos. Le fait de mettre un garde-fou en racontant une histoire permet à l’auteur et au spectateur de se protéger, en se rendant compte qu’elle a peut-être des résonances avec soi-même, sans qu’elle vous emporte et qu’elle soit intolérable. Il faut rendre l’histoire mythologique pour la traverser, à cet endroit précis où on accepte d’en faire une fable, comme un tulle qui permet de ne pas être dans le fait divers, ou le risque de l’indécence. Cela n’empêche pas les télescopages et les étincelles liés au vrai souvenir, mais le texte est aussi inventé. Le souvenir est toujours une perception relative et ambiguë, en cela aussi on est dans la mythologie, d’immenses lacunes sont remplies par l’écriture. Le défi consiste à maintenir un équilibre très ténu et délicat. Les faits vous plongent dans les ténèbres, mais parvenir à les dire crée un cosmos. Mettre les choses en perspective autorise le regard, et permet de sortir du gouffre qui vous aspire.
Le style est à la fois distancié, et ancré dans l’intime de la mémoire…
C’est le spectateur qui me permet d’installer le processus, comme si j’accomplissais devant lui un travail de mémoire avec ses arrêts, ses inhibitions, avec la conscience qu’il va falloir continuer à creuser sans savoir où on va. Cette disponibilité permet au souvenir de remonter et à la parole de se dé vider, sans risquer de tirer des conclusions qui feraient qu’on a terminé, on a décidé qui avait tort et qui avait raison. Il s’agit de brosser le portrait d’une femme dans toutes ses facettes et ses contradictions, sans chercher de responsabilité. Le narrateur n’est pas la victime de quoi que ce soit. Je pense que ce texte, tout en étant douloureux, a une certaine douceur. J’ai envie de le partager avec des adolescents. Souvent à l’adolescence, on se débat pour survivre, en face l’autre ne comprend pas les signes que vous envoyez. On est dans un immense malentendu qui s’ancre dans le quotidien, et ne peut se résoudre, en tout cas dans ce récit, que dans la séparation. Le fils choisit de partir du vivant de sa mère et reste dix ans sans la voir. Le texte parle du rapport intime entre enfant et parent, de ce besoin de rompre fondamental et nécessaire. C’est l’histoire d’une vie dans le sillage des vies qui l’ont générée et précédée.
Propos recueillis par Agnès Santi
Face à la Mère, texte écrit, mis en scène et interprété par Jean-René Lemoine, du 6 novembre au 10 décembre, lundi, mardi, vendredi et samedi à 20H30, dimanche à 15H30 à la MC 93 de Bobigny. Tél : 01 41 60 72 72.