— Par Selim Lander —
Avec sa puissance économique écrasante, ses mégapoles hérissées de gratte-ciels, son incroyable arrogance sur la scène internationale, les brimades infligées aux minorités tibétaine et ouïgoure, la Chine fait peur. Ce pays dont la marche vers l’hégémonie paraît irrésistible effraye d’autant plus qu’il est le symbole de la barbarie moderne. Course effrénée à la consommation, élimination impitoyable des plus faibles, fortunes gigantesques assises sur une corruption omniprésente, opposition muselée : si tel est le modèle auquel toute la planète devra bientôt se plier, il y effectivement de quoi frémir. Heureusement, la Chine ne se résume pas – ou pas encore – uniquement à cette caricature du capitalisme sans foi ni loi. Terre de très ancienne culture, berceau du confucianisme et du taoïsme, elle est riche d’un patrimoine exceptionnel qu’il est peut-être temps encore de préserver.
Yung Faï, né en 1964, a préféré s’exiler, pour faire vivre ailleurs la culture de cour chinoise mise à mal dans son pays d’origine par de nouveaux barbares qui préfèrent le karaoké à l’opéra. Cinquième représentant d’une lignée de marionnettistes, il en raconte l’histoire sans parole à l’aide des poupées qu’il a lui-même confectionnées.
Dès l’entrée dans la salle on découvre trois marionnettes dressées sur une crédence et une photo : la photo est celle du grand-père, les marionnettes représentent respectivement le père, le frère de Faï et Faï lui-même, vêtu de son costume de scène. Elles entreront dans la danse, si l’on peut dire mais, au début, Faï est simplement assis en train de faire des exercices d’assouplissements avec ses doigts. Puis son acolyte (Yoann Pencolé) lui apporte la lumière (au sens propre). L’initiation est terminée ; le spectacle peut commencer. A la fin, l’inverse aura lieu : c’est Yeung Faï qui apportera la lumière à Yoann Pencolé, parce qu’il importe que la transmission se poursuive.
Le premier morceau fait intervenir deux marionnettes vêtues en costume traditionnel dans une scène classique de séduction comique – que l’on voit d’ailleurs, simultanément, interprétée par Shen, le père de Faï, filmé en noir et blanc. D’autres scènes tirées du répertoire familial suivront : combat, chasse au tigre, jonglerie. Elles font intervenir des marionnettes de taille réduite, plus petites que celles représentant les marionnettistes. C’est évidemment un inconvénient pour les spectateurs des rangs éloignés, dès qu’on dépasse la dimension d’un théâtre de poche. Auquel cas on ne saurait trop recommander de se munir de jumelles. Ceci dit, bien qu’assis – dépourvu de la moindre longue-vue – dans la deuxième moitié de la salle Frantz Fanon de l’Atrium, n’étant donc pas le mieux placé pour jouir du spectacle, ce dernier n’a pas laissé de nous séduire. Car la dextérité du marionnettiste est impressionnante et il excelle dans l’humour teinté de mélancolie.
Il ne s’agit cependant que d’un volet du spectacle. Les scènes traditionnelles sont entrecoupées par la chronique dramatique d’une famille prise dans la tourmente de la grande histoire : Shen, le père, l’une des innombrables victimes de la Révolution culturelle, et les deux frères exilés dans la foulée de Tiananmen. Le marionnettiste se fait alors comédien, par moments, comme lorsqu’il incarne son père prisonnier des geôles de Mao.
Les comptoirs du marionnettiste sont montés sur roulettes et servent à de multiples ouvrages ; par exemple, il suffit de retourner l’un d’eux et de le munir de quelques barreaux pour figurer la cellule où le père est emprisonné. Le régime qui a ensanglanté la Chine avant de la faire basculer dans la jungle de l’économie de marché est représenté pour sa part par un dragon aux écailles métalliques, manipulé par l’assistant. Ce dernier intervient également dans une séquence sans doute de trop – ou en tout cas beaucoup trop longue – en brandissant la poupée d’un ange, d’un ange doué de parole, qui se charge d’indiquer la voie à suivre au marionnettiste désemparé, dans une ambiance grand guignol qui n’est pas sans évoquer The Fantom of the Paradise. Par contre les deux complices regagnent toute notre adhésion dans la séquence qui termine à peu de choses près le spectacle, pendant laquelle ils nous donnent à voir – comptoir retourné, et non sans drôlerie – les secrets de leur technique dans la scène de la chasse au tigre évoquée plus haut.
À l’EPCC Atrium Martinique, le 19 mars 2015