La philosophe Silyane Larcher analyse la façon dont, après 1848, aux Antilles, l’égalité citoyenne des ex-esclaves a été niée.
En 1848, l’abolition de l’esclavage, par la Seconde République, a libéré des chaînes plus de 250 000 esclaves. Par l’application du suffrage universel, ceux des Antilles, de la Guyane et de la Réunion ont, en théorie, été dotés des mêmes droits civils et électoraux que tous les citoyens (masculins) de la métropole. La réalité a été fort différente. Ces citoyens colonisés sont longtemps restés soumis à un régime d’exception. Au Parlement, à Paris, leurs députés votaient des lois qui ne leur étaient pas applicables ! Le pouvoir exécutif et les gouverneurs locaux s’occupaient de leur sort.
Comment, dans un pays construit sur une citoyenneté que l’on prétend universaliste et abstraite – et qui ne cesse de le répéter – a-t-on pu s’accommoder d’une telle contradiction ?
L’histoire que nous raconte ce livre est celle de luttes et de rapports de forces. Une histoire de violences dont les anciens esclaves sont les protagonistes anonymes. Dans une société française dite « postcoloniale », l’auteur invite à méditer les fondements complexes de l’articulation entre citoyenneté, question sociale, histoire et « race ».
Silyane Larcher est philosophe et politiste. Elle enseigne actuellement à l’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation (ESPE) de la Martinique. Elle est aussi chercheure associée à l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC) de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Préface d’Étienne Balibar est philosophe, professeur émérite de l’université Paris X-Nanterre et Distinguished Professor à l’Université de California, Irvine.
Citoyens de deuxième zone : le cas antillais
Comme Frederick Cooper dans Français et Africains ?, elle retourne aux sources, actes et discours, mais c’est en philosophe que Silyane Larcher, plongeant au cœur du XIXe siècle français, exhume les contradictions politiques de la République face au cas des « vieilles colonies », en l’occurrence les Antilles. L’Autre Citoyen, son enquête intellectuelle, démarre en 1848. Au moment où l’esclavage est aboli et la citoyenneté octroyée aux anciens esclaves, ces territoires restent curieusement en dehors de la Constitution.
Cette entorse à la logique universaliste et républicaine prend immédiatement des formes institutionnelles : on fabrique pour ces îles un régime d’exception qui, comme le souligne le philosophe Etienne Balibar dans la préface de l’ouvrage, nous intéresse d’autant plus qu’il n’est pas « un retard » ou « une régression », « un résidu d’ancien régime », mais bel en bien « une invention politique et institutionnelle ».
Un pied dans le monde ancien
C’est aux mécanismes qui président à l’invention de cet « universalisme différentialiste », au type de rationalité politique qu’elle convoque, que Silyane Larcher consacre toute son attention. De son patient travail, il ressort une idée-force : les citoyens anciens esclaves furent perçus comme des hommes ayant toujours un pied dans le monde ancien, par là dénués des qualités nécessaires pour exercer leur compétence d’homme libre. L’exercice des droits nécessitait, pour eux, une éducation. En 1849, Emile Thomas, ingénieur chargé d’une mission sur le travail aux Antilles, mettait en garde contre une émancipation brusque et irréfléchie à « toute une classe d’hommes à laquelle manquait, pour savoir en user, toute éducation physique et toute éducation morale ».
Au milieu du XIXe siècle, les discours de cette nature furent légion. Egal d’un citoyen (mâle) de la métropole, l’ancien esclave ne pouvait l’être, au nom de son ancienne infériorité. Pesait ainsi sur lui ce que Silyane Larcher nomme une « hérédité sociale », un passé qui le rendait « autre » au sein de la communauté des égaux. Cette conviction ne fut pas sans conséquence : en requérant un type d’hommes doté de certaines qualités et compétences, l’auteure montre que la citoyenneté « s’anthropologise ». Pour les anciens esclaves, le « social » (l’ancienne structuration de la société dont ils sont issus) s’essentialise, les prenant littéralement au piège. « La différence d’appartenance anthropo-historique (“culturelle”, dirait-on aujourd’hui) prenait le statut d’un signe d’appartenance à un autre type d’hommes, bref d’un marqueur de l’altérité, elle se présentait en symptôme autorisant l’inégal traitement des citoyens », écrit Silyane Larcher.
En dévoilant, de manière implacable, avec rigueur et clarté, les conceptions qui ont pu rendre tolérable une torsion si sévère aux principes d’universalité,
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L’Autre Citoyen, de Silyane Larcher, préface d’Etienne Balibar, Armand Colin, « Le Temps des idées », 380 p., 28 €.
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