— Par René Ladouceur —
Sur le quotidien France-Guyane, le vent a soufflé fort, très fort, mais les vagues qu’il a provoquées restent circonscrites à la Martinique. Le plan social mis en place pour juguler les pertes financières de France-Antilles Martinique ne frappe, en effet, que trois salariés à France-Guyane. A la rédaction cayennaise, on respire. Un peu. Mais pour combien de temps ?
Car depuis que le Tribunal mixte de commerce de Fort-de-France a placé France-Antilles Martinique en redressement judiciaire, France-Guyane et ses journalistes n’en finissent pas d’alimenter les discussions. Près d’un mois après la publication du plan social, le sujet est encore au centre de nombre de conversations Il faut dire que France-Guyane en Guyane, c’est le journal par excellence ; le journal dont l’histoire se confond avec celle de la Guyane contemporaine ; le journal qui a une valeur patrimoniale inestimable. Il a vu passer dans sa rédaction la quasi-totalité des journalistes guyanais âgés aujourd’hui de plus de 40 ans. France-Guyane, c’est un peu de nous-mêmes, enfoui dans les recoins de nos souvenirs les plus précieux.
D’où la lancinante question: et si le quotidien guyanais, créé tout de même en 1973, profitait du flottement actuel pour se remettre en cause et revoir de fond en comble son mode de fonctionnement ?
Ses dirigeants ont indiqué qu’il rencontre des difficultés depuis 2012, notamment en raison d’une baisse significative du chiffre d’affaires du secteur publicité et de la diminution chronique du nombre de lecteurs.
Il n’y a là aucune fatalité. Dans une Guyane qui change à la vitesse grand V, France-Guyane devrait commencer par changer lui-même. Pour mieux servir ses lecteurs et surtout pour prendre l’avenir à bras-le-corps, le nôtre, celui de l’information et celui du pays. Il est temps de sortir du marasme où se complaisent les résignés. France-Guyane ne doit pas seulement informer. Il doit aussi expliquer, faire réfléchir, indiquer une direction, dessiner des solutions, donner le goût de l’avenir. Dans notre Guyane en construction et à la démographie galopante, le journal se doit de s’intéresser d’abord à ce qui est neuf, à ce qui dérange, à ce qui nous projette dans l’avenir, aux projets inédits, aux solutions originales. En Guyane, pays à la biodiversité tant convoitée, le taux de croissance démographique est de 5,5 %, le taux de scolarisation, de 97% et seuls 5 % des jeunes en âge d’aller à l’université la fréquentent effectivement. Ici presque toutes les conditions sont donc réunies pour que la presse se développe de façon pérenne. Le philosophe Peter Sloterdijk dit que la bonne manière de prévoir l’avenir, c’est de faire une promesse et de la tenir. France-Guyane devrait s’employer à concourir, à sa place, à une Guyane réinventée.
Son projet ? Contre les dangers du communautarisme, une société soudée. Contre les folies de la résignation, une société motivée. Contre l’échec scolaire, une société qui investit son Université. Contre l’immigration effrénée, une société qui réinvente et consolide le savoir-vivre ensemble. Tout cela exige des développements pédagogiques qui impliquent une lenteur de lecture et donc un espace plus important de narration. Quand l’information est devenue une denrée périssable, surabondante et gratuite, quand le maelström des sons et des images dissout le sens, quand le flux confus des posts, des e-mails et des tweets brouille l’info, le nouveau France-Guyane, celui que nous appelons de nos vœux, devrait inviter au recul nécessaire, au pas de côté, à la lecture silencieuse loin de la cacophonie médiatique car son travail devrait commencer là où s’arrêtent celui de l’audiovisuel et celui des sites d’information. Ce travail devrait reposer sur l’enquête, l’écriture et le débat. Il devrait tabler sur l’intelligence autant que sur l’émotion. Une écriture, une intelligence, une impertinence : voilà le slogan qui devrait illustrer le France-Guyane que nous espérons.
Cette évolution du quotidien se doublerait d’une transformation de TVMagazine. Le supplément de France-Guyane serait alors appelé à devenir l’hebdomadaire de la culture des images guyanaises, à la pagination accrue, avec une grille de programmes enrichie par un apport rédactionnel nouveau, où les choix de France-Guyane seraient enfin affirmés, qu’il s’agisse des films, des documentaires, du divertissement ou des magazines d’actualité.
Sur le web aussi France-Guyane gagnerait à changer. De nom, bien sûr, mais aussi d’ambition pour, au-delà du flux d’informations en temps réel, proposer des contenus à plus forte valeur ajoutée et, là aussi, des enquêtes et des reportages exclusifs.
Du rêve que tout cela ? Des vœux pieux ? Voire. Il est vrai que France-Guyane relève d’un groupe et de son histoire, France-Antilles, dont la fonction pendant des lustres a consisté à incarner « la voix de la France » dans les anciennes colonies intégrées au territoire national. France-Antilles, rappelons-le, trouve son origine dans le lancement, en 1964 et 1965, de deux quotidiens éponymes (France-Antilles Martinique et France-Antilles Guadeloupe) par l’éditeur Robert Hersant, avec l’appui de la Société nationale des entreprises de presse (SNEP), un organisme d’État chargé à la Libération de redistribuer les biens de presse confisqués à ceux qui avaient collaboré avec l’occupant allemand puis d’aider, après les « indépendances », à la création de titres dans le cadre de la coopération en Afrique. C’est du reste, en 1964, à l’occasion d’une visite à la Martinique du général de Gaulle, devenu Président de la République, que sort le premier France-Antilles. Comme nous le rappelle *Gilles Kraemer, la stratégie est on ne peut plus clairement politique : les deux journaux vont favoriser l’écrasante victoire électorale du Président de Gaulle en décembre 1965 (55 % des voix dans l’Hexagone mais 86 % à la Martinique et 90 % à la Guadeloupe).
Force est d’admettre que, pour ce qui est de la Guyane, le rééquilibrage politique n’a été atteint que lorsque France-Guyane, dans les années 90, s’est attaché les services d’une majorité de rédacteurs guyanais, pour la plupart en qualité de pigistes, il est vrai. C’est la rupture de ce rééquilibrage culturel, commencée il y a maintenant une bonne dizaine d’années, qui pose aujourd’hui problème. Au fil des ans, le quotidien s’est progressivement vidé de sa substance endogène, au point de ne compter aujourd’hui dans sa rédaction qu’un seul Guyanais sur les sept ou huit rédacteurs qui la composent. Dans toute entreprise, pour parvenir à l’efficacité, on s’intéresse d’abord à la qualité de ses collaborateurs ; c’est vrai pour la presse comme pour les autres secteurs d’activité. Mais à cette dimension s’ajoute pour la presse une mission éminemment culturelle, qui rend la perception du public auquel on s’adresse encore plus nécessaire. Résultat, le France-Guyane d’aujourd’hui ne connaît plus, ne comprend plus, ne peut donc plus exprimer les vraies attentes de son lectorat. On se souviendra longtemps de la séquence où France-Guyane s’est attaché, avec une rare obstination, à dénoncer le versement par la Région Guyane d’une subvention à une jeune chef d’entreprise guyanaise en train de s’installer. Or s’il est un grief que les Guyanais formulent quotidiennement contre leurs élus politiques, c’est bien celui de ne rien faire pour favoriser la réussite sociale des jeunes du pays. On s’empressera d’ajouter, pour mieux illustrer la désaffection chronique dont souffre le journal, que dans le pays de Christiane Taubira, on comptabilise 80 groupes ethniques, 40 nationalités, plus de 15 langues parlées et 50% de la population est non francophone. De plus, presqu’un habitant sur deux a moins de 20 ans et il se recrute pour une large part, sur le Maroni, parmi la population bushinenguée qui, faut-il le rappeler, possède ses propres codes culturels. Or France-Guyane, qui n’a jamais cru utile de recruter un seul Guyanais d’origine bushinenguée, a depuis longtemps fermé son bureau de Saint-Laurent, la grande capitale de l’Ouest. Devant tant de maladresse, on se pince encore.
France-Guyane devrait également mettre à profit le contexte actuel pour réfléchir à la tonalité spécifique qu’il convient d’accorder au traitement de l’information. Le journal doit faire son travail, bien sûr, mais non sans rappeler à ses lecteurs que dans ce territoire en construction qu’est la Guyane il y a de l’espoir, des initiatives et de belles idées. Les Guyanais sont désabusés ? Au journal de trouver des espaces, dans l’info et les programmes, pour mettre en avant le positif, le beau, le neuf ; pour mettre en avant tous les Guyanais qui réussissent –pas seulement dans la musique et dans le sport- et peuvent servir de modèle. Voilà comment il parviendra à recréer du lien avec les lecteurs.
Il y parviendra surtout s’il ouvre ses colonnes à la coopération régionale, en particulier avec le Surinam, ce voisin que les touristes guyanais visitent en masse depuis quatre ou cinq ans.
On peut faire référence ici à la fameuse « géopolitique éditoriale », ce concept qui permet de penser toute presse comme un acteur géopolitique dans un monde globalisé. A charge pour le rédacteur en chef de France-Guyane, garant de la « géopolitique éditoriale », de placer la ligne du journal au milieu de la géographie politique de la Guyane, prenant en compte les forces en présence au niveau local, national comme international, mais aussi les grands débats d’idées, les mutations économiques, sociales, politiques et culturelles. C’est que la Guyane permet l’apprentissage de la diversité culturelle. Pa r son histoire, elle entretient avec l’Hexagone et, dans une moindre mesure, avec le reste de l’Europe des liens de solidarité qui ne sont pas directement liés à la logique de la globalisation. La Guyane permet aussi l’apprentissage des enjeux géopolitiques car elle est devenue une articulation Nord-Sud et l’importance de cette articulation croît au fur et à mesure que la mondialisation crée des contradictions violentes. On le voit, l’enjeu pour le quotidien guyanais et pour ses lecteurs dépasse largement le contour de la Guyane.
*Gilles Kraemer : Docteur en Sciences de l’information et de la communication, chargé de coopération internationale au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes, à Paris, il est l’auteur de Le Groupe France-Antilles/De la voix de la France à l’expression de l’Outre-Mer, publié en 2004