« Eléments traumatiques à la Martinique, les vivre et les surmonter », de Claire-Emmanuelle Laguerre

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Sous l’angle d’une psychologie géopolitique clinique, cet ouvrage questionne les répercussions des événements traumatiques actuels ou transmis rencontrés à la Martinique (traite négrière, névrose du colonisé, catastrophes naturelles). Il analyse la façon dont le trauma s’est figé dans un complexe culturel transmis de génération en génération. Il propose d’évaluer les capacités du Martiniquais à faire face aux événements traumatiques en ouvrant une réflexion sur la piste d’une justice restaurative, une des réponses possibles pour une réconciliation nationale.

Introduction

L’événement traumatique est un événement hors du commun pouvant toucher n’importe quel individu. Il peut provoquer des troubles psychologiques engendrant dans certains cas, des réper­cussions à long terme, sur la santé mentale. D’ailleurs, les symp­tômes psychiatriques observés et survenant suite à un événement traumatique sont décrits dès l’Antiquité dans les épopées, chro­niques et autres récits. Mais il faudra attendre trois millénaires pour que les médecins, psychologues et psychiatres proposent une nosographie spécifique de la névrose traumatique et de la né­vrose d’effroi. Il faudra encore attendre que les études s’intéres­sent aux vétérans de la guerre du Viêt-nam pour que les classifi­cations internationales des troubles mentaux individualisent les troubles de stress post-traumatique (TSPT).
Depuis une quinzaine d’années, le développement des neu­rosciences permet d’investiguer l’étiopathogénie du TSPT, no­tamment grâce aux études concernant plus spécifiquement la « névrose traumatique » et les structures cérébrales concernées
(i.e. système limbique, cortex préfrontal, axe corticotrope, etc.). Ces avancées permettent d’étayer les fondations des approches biologiques et neuropsychologiques du TSPT et d’étudier l’effi­cacité des psychothérapies ou des médicaments psychotropes avec pour objectif d’amoindrir la détresse des patients souffrant d’un trouble encore difficile à traiter.
Malgré les avancées scientifiques dans l’évaluation des évé­nements traumatiques et ses conséquences à court, moyen et long terme sur la santé mentale, aucune étude à ce jour, ne s’est pen­chée sur les événements traumatiques rencontrés à la Martinique, petite île de l’arc antillais.
La Martinique, à la fois région et département français, est située dans la mer des Caraïbes. D’une superficie totale de 1 128 km², l’île s’étire sur environ 70/75 km de longueur, pour 30/35 km de largeur. Son point culminant est le volcan la Montagne Pelée (1 397 m). Son histoire est fortement marquée par la colo­nisation et la traite négrière, les guerres d’influence entre les an­ciens empires coloniaux européens, et les catastrophes naturelles ou humaines comme l’éruption en 1902 de la Montagne Pelée susnommée, les tremblements de terre, les cyclones et tempêtes, ou encore la mort de 152 Martiniquais dans le crash d’avion sur­venu à Maracaïbo au Vénézuéla en 2005.
A ce jour, tous ces événements que l’on peut qualifier de trau­matisants n’ont pas réellement fait l’objet d’étude. Cette absence pourrait s’expliquer par la complexité du sujet mêlant événement traumatique actuel et événement traumatique transmis. Quelques auteurs ont tenté de mettre en évidence les traumas collectifs et leur transmission suite à des faits violents sur toute une commu­nauté mais les travaux sont relativement récents et aucune théorie n’émerge vraiment1. Par ailleurs, la complexité réside dans le fait que la Martinique est un département français, les habitants étant les descendants, aussi bien des colons que des esclaves. L’escla­vage qui a créé un traumatisme psychique tant chez les esclaves et leurs descendants que chez les colons et leurs descendants, em­pêche un retour à un apaisement social, les souffrances n’étant pas traitées.
A travers cet ouvrage, il était donc important d’évaluer les ef­fets des événements traumatiques sur une population de nationa­lité française résidant dans un département français mais affi­chant une culture, une histoire, une géographie et un art de vivre  différents de ceux de la France métropolitaine. Comment l’his­toire s’inscrit-elle alors dans les destins individuels ? Pour com­prendre les répercussions des événements traumatiques sur la santé mentale des Martiniquais, il faut réussir à prendre en compte plusieurs éléments, notamment ceux qui s’attachent à dé­crire deux axes, à savoir : la trajectoire individuelle qui reste sub­jective et propre à chaque individu, et la part collective et socié­tale. Toutefois, il est compliqué de séparer totalement ces deux axes, l’un ayant des répercussions sur l’autre. C’est la raison pour laquelle surmonter un événement traumatique à la Martinique dé­pend du contexte social dans lequel l’individu évolue. En outre, ce n’est pas seulement l’événement traumatique en lui-même qui est important dans l’analyse mais bien la façon dont l’individu et la société martiniquaise interprètent cet événement. C’est la com­préhension de cette interprétation qui aidera à prendre des déci­sions adéquates quant à la « guérison de l’esclavage ».
L’objectif premier de cet ouvrage est d’apporter un éclairage sur les répercussions des événements traumatiques actuels ou transmis rencontrés à la Martinique. Nous analysons tout simple­ment la façon dont le trauma s’est figé dans un complexe culturel transmis de génération en génération. L’héritage traumatique lié à l’esclavage serait le noyau du trouble identitaire dénoncé en grande partie par des auteurs tel Frantz Fanon2. La question iden­titaire et culturelle est devenue cruciale. En effet, le Martiniquais semble se sentir mal à l’aise dans un monde qui paraît l’exclure. Il marque son identité par une culture à forte dominante africaine (amour de la musique rythmée, regroupement communautaire des jeunes) mais est fortement attiré par la société de consomma­tion incarnée par le monde occidental. En d’autres termes, la cul­ture martiniquaise est, en grande partie, un mélange d’influences africaines et occidentales, les deux étant tour à tour acceptées ou rejetées. Cette ambivalence marque bien le poids d’une histoire omniprésente, difficilement acceptée. De fait, si l’ère coloniale est révolue, son héritage continue d’influencer le présent. Pour­tant, ce sont ces mêmes influences qui vont constituer le proces­sus de résilience que le Martiniquais mettra en place pour faire  face aux événements traumatiques. En effet, face aux situations difficiles ou tragiques, le Martiniquais résiste. Le métissage fa­vorise sans doute son adaptabilité. Il fait appel à ses acquis cul­turels, qu’ils soient d’origine africaine ou métropolitaine, pour faire face aux événements traumatiques. La résilience concerne avant tout l’histoire du peuple martiniquais devant affronter un héritage traumatique de longue durée. Pour ce faire, le Martini­quais mobilise principalement trois tuteurs de résilience qui sont : le réseau social, la religion et la famille.
Ces trois tuteurs de résilience l’aident à encaisser les événe­ments traumatiques mais probablement pas à rebondir, ce qui ex­pliquerait notamment que le passé traumatique reste toujours in­dépassable. Ces siècles de traite négrière ont laissé des stigmates qui nécessitent maintenant d’être traités cent soixante-cinq ans après l’abolition de l’esclavage. Quand le passé se manifeste au cœur du présent, amenant de la confusion sur les problèmes ac­tuellement rencontrés, il devient urgent d’apporter des solutions. Ces solutions passeraient notamment par trois processus : la re­connaissance, la justice et la réconciliation. De fait, l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage reste mal connue. Il faudrait pouvoir resituer ces dits événements comme des composantes de l’histoire de la France ; que l’Etat français reconnaisse enfin qu’il s’agit de son histoire.
Il ne s’agit plus d’ignorer les coupables, les complices ou en­core les victimes. Une justice restaurative où chaque partie as­sume ses responsabilités, est peut-être à envisager plutôt qu’une justice accusatoire. Ce type de démarche favoriserait probable­ment la reconstruction du tissu social, qui de nos jours, se trouve abîmé par la haine, l’amertume et la rancœur entre un certain nombre de descendants de colons et de descendants d’esclaves. Ce type de démarche favoriserait tout simplement la réconcilia­tion entre ces deux entités.
Cet ouvrage, découpé en deux grandes parties, s’inscrit dans une nouvelle approche développée entre autres par Françoise Si­roni3, celle de la psychologie géopolitique clinique qui étudie et  prend en compte de nouveaux aspects des relations sociales et internationales. C’est un champ de la psychologie clinique et de la psychopathologie qui intègre les composantes intrapsychiques, relationnelles, politiques, économiques, sociales, culturelles et spirituelles. Nous proposons donc une approche intégrative et transversale qui s’intéresse à l’articulation chez chaque Martini­quais entre histoire collective et histoire singulière, tous et cha­cun étant marqué par l’histoire collective relative à la traite né­grière et l’esclavage.
La première partie est un état des lieux des événements trau­matiques actuels et passés rencontrés à la Martinique. Nous se­rons amenés à décrire, non seulement les événements trauma­tiques comme héritage d’un passé colonial, mais également ceux considérés comme potentiellement traumatiques par les classifi­cations internationales (chapitre 1). Cette analyse nous conduira à évaluer les répercussions de ces dits événements sur le Marti­niquais (chapitre 2). Nous nous appuierons sur une étude menée en 2010 à la Martinique mettant en évidence les spécificités cul­turelles du TSPT rencontré sur cette île. Par ailleurs, les travaux de Frantz Fanon serviront de base dans l’analyse des répercus­sions de l’héritage traumatique colonial4.
La seconde grande partie est une réflexion sur les capacités du Martiniquais à faire face à un événement traumatique. Nous travaillerons sur la question de la résilience à la Martinique (cha­pitre 1) ; la résilience étant abordée d’un point de vue culturel et familial. Puis, nous nous interrogerons sur la façon dont le Mar­tiniquais peut transformer ses capacités à encaisser (résilience pathologique) en capacités à rebondir (résilience thérapeutique). C’est ainsi que nous proposerons quelques pistes de réflexion menant le peuple martiniquais à se réconcilier avec son passé (chapitre 2). A travers ce dernier chapitre, nous essayerons d’ana­lyser comment l’on peut « guérir » de l’esclavage cent soixante-cinq ans après son abolition ; comment l’on peut l’inscrire dans le registre qui est le sien, celui du passé.

1. V. J. Altounian, Evénements traumatiques et transmission psychique. La sur­vivance, traduire le trauma collectif. In Dialogue, 2005/2(168), 55-68. I
2. V. F. Fanon, Peau noire et masques blancs. Ed. Seuil, Coll. Points Essais, 1971, 191 p.
3. V. F. Sironi, Psychopathologie des violences collectives : Essai de psycholo­gie géopolitique clinique, Ed. Odile Jacob, Coll. Psychologie, 2007, 278 p.
4. V. F. Fanon, op. cit., p. 13
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