— par Daniele Daude —
La production de Suzy Manyri interpelle en premier lieu par son titre. Si étymologiquement le terme « kouli » se réfère d’abord au travail journalier c’est bien dans le cadre colonial dont nous sommes aujourd’hui encore les héritiers qu’il prend son essor international(1). A ce terme déjà ambivalent vient s’ajouter ce qu’il convient d’appeler le symbole paradigmatique d’une prise de conscience identitaire martiniquaise : le bèlè. Issues du contexte historique des plantations les danses et musiques bèlè sont intimement liées à l’histoire coloniale de la Martinique⋅ Ainsi elles ne peuvent être exécutées ou lues sans la prise en compte de ce facteur constituant⋅⋅ Ceci posé il se dégage une série de questions quant à l’alliance apparemment improbable entre des contextes, des genres, des styles, des musiques, des chorégraphies, des dramaturgies, des mise-en-scènes, des scénographies ou encore des performances que tout semble éloigner⋅ Le pari de la compagnie Suryakantamani de Suzy Manyri est à cet égard audacieux⋅ Sans rendre compte de « Bèlè Kouli » de façon exhaustive nous proposons de dégager deux axes qui constituent des temps forts de la re-présentation : la dramaturgie et la gestion des groupes dans l’espace scénique.
Suzy Manyri propose une dramaturgie soignée et bien menée. La pièce est constituée d’une introduction suivie de trois grandes parties lesquelles sont divisées en tableaux correspondants globalement aux entrées et sorties des groupes – bien que certains tableaux soient constitués de plusieurs entrées. L’introduction remplie sa fonction d’annonce et de mise en bouche en exposant d’une part le thème musical récurrent et en créant d’autre part une situation d’attente. Le rideau s’ouvre sur une scène vide aux couleurs chaudes avant qu’une danseuse ne traverse l’espace de gauche à droite(2) tenant un bouquet de feuilles dans lequel sont plantés des bâtons d’encens. La lenteur mesurée du pas, les postures du tronc, de la tête et la position des bras de la danseuse laissent suggérer une procession. Dans sa suite Kali tout de blanc vêtu et dont le banjo et la voix se font entendre avant d’être vus. La mélodie jouée est simple et mémorisable de sorte que le public la retrouve facilement à la fin du spectacle, comprenant que « la boucle est bouclée ». La musique de Kali prend véritablement le spectateur par la main, lui signalant la cohérence de l’ensemble en marquant le début et la fin d’un sceau reconnaissable. En ce sens elle assure le liant dramaturgique de la structure globale. Les premiers tableaux oscillent entre formations réduites – du solo au quatuor en passant par le duo et le trio – et grands ensembles de type choral. Ici nous assistons à la démonstration d’une grande maîtrise technique notamment des solistes(3) et d’une intelligence artistique incontestable sur le plan chorégraphique et de la mise-en-scène. Les ensembles se constituent d’une part en lignes directes(4) lesquelles posent un espace statique et d’autre part en courbes et diagonales créant ainsi les ruptures et changements rythmiques permettant de redynamiser l’espace global. La seconde partie se caractérise par une inversion des proportions entre petites formations et grands ensembles. Ces derniers plus présents qu’en première partie vont aussi être utilisés comme tableaux vivants laissant une large place aux solistes. L’ouverture de la troisième partie marque à la fois le climax et une rupture dramaturgique. Ici la musique enregistrée laisse place aux deux musiciens bèlè secondés par Kali au banjo. Ces derniers sont placés du côté cour (droite pour le public) de l’avant-scène pendant qu’un grand ensemble fait son entrée par les coulisses du côté jardin (gauche pour le public). La tenue de madras des danseuses signifie le syncrétisme entre les danses classiques indiennes et leur contexte caribéen. On observe également une altération des danses qui intègrent certains éléments des danses bèlè (notamment aériens) mais l’on reste dans le cadre des danses classiques indiennes.
A une dramaturgie scénique pourtant claire va s’ajouter une dramaturgie textuelle récitée par une voix off dans le registre de la petite enfance. Il s’agit d’assurer à la fois les transitions entre les tableaux grâce à une ligne narrative d’une part et de présenter les cadres historiques et culturels des danses à l’image d’un récit de voyages d’autre part. Les transitions étant cependant déjà assurées scéniquement le texte est à cet égard une redondance sans pourtant atteindre l’équilibre global. Il en est autrement pour l’utilisation de la voix off comme organe de narration d’un « voyage initiatique à travers l’Inde du sud ». Car si l’on comprend bien que l’intention scénique est d’apporter des précisions sur les contextes d’émergences des danses re-présentées le choix de cette intrusion pédagogique est problématique. En effet il ne s’agit ni d’un exposé scolaire devant présenter l’historique d’une thématique de façon audible à son auditoire ni d’un spectacle adressé à la petite enfance pour lequel il est fait un usage emphatique de la diction, de l’articulation des émotions etc. En ce sens on peut se poser la question de ce choix dramaturgique qui dessert plus que n’appuie une structure musicale et chorégraphiée déjà autonome. En conclusion, moins qu’un syncrétisme entre danses et musiques indiennes d’une part et bèlè martiniquais d’autre part comme le laisse supputer le titre aux allures d’oxymore, « Bèlè Kouli » est avant tout un hommage aux danses classiques indiennes aux Antilles ayant su à la fois intégrer les éléments antillais et redynamiser un héritage musico-chorégraphié complexe participant ainsi des cultures créoles de la Caraïbe. À par entière.
Daniele DAUDE (Dr. Phil) est docteure en études théâtrales (Freie Universität Berlin) et docteure en musicologie (Universté Paris 8). Depuis 2008 elle enseigne dans les universités allemandes et françaises et est actuellement responsable de la section Théâtre au Département Arts Vivants du Campus Caraibéen des Arts. Ses recherches portent sur l’histoire de la mise- en-scène opératique, la sémiotique théâtrale et les théories de la performance. Daniele DAUDE a publiée de nombreux essais, analyses, monographies et traductions.
http://www.danielegdaude.com/
http://www.transcript-verlag.de/ts2493/ts2493.php
1 Rappelons ici deux éléments historiques : 1. Le terme « kouli » (issu de l’anglais « coolie ») est employé dans l’empire britannique puis par les nations européennes et nord américaines pour désigner les travailleurs asiatiques (Inde, Chine, Philippines etc.) venus renflouer la main d’œuvre des colonies. A l’instar du terme « nègre » devenu synonyme d’esclave dans le cadre des pratiques coloniales, le mot « coolie » va être appliqué aux migrants asiatiques, puis réduit aux migrants indiens ou de descendance indienne des Amériques. Dans le contexte antillais la banalisation des dénominations racialisantes notamment dans bon nombre d’expressions créoles a tendance à faire oublier le contenu historique négatif de ces termes. 2. Utilisé par des hommes et femmes de descendance indienne nous nous trouvons en revanche dans le cadre d’une pratique postcoloniale couramment appelée le « re-writing » et dont l’exemple le plus illustre aux Antilles reste celui de la Négritude qui s’approprie et redéfinit le terme « nègre » pour (tenter d’)en faire un terme positif.
2 C.à.d. côté jardin à côté cour.
3 Pour plus de précision sur les formes, histoires et significations chorégraphiques des danses classiques indiennes cf. Natya Shastra (du sanscrit « Shastriya » classique et « Natya » traité) de Bharata Muni (- II s). Cet ouvrage constitue une référence historique incontournable en ce qu’il répertorie les dramaturgies théâtrales et chorégraphiées (« nritta ») ainsi que le détail de positions corporelles (par exemple les « mundras » pour les positions des mains).
4 C.à.d. selon les axes jardin-cour et face-lointain