— Par Michèle Bigot —
Souterrain blues
Texte de Peter Handke
Mise en scène : Xavier Bazin
Compagnie la Bataille. Festival d’Avignon 2014
Peter Handke, compatriote de T. Bernhard, hérite du Wiener Gruppe son goût de la satire sociale et de l’écriture expérimentale. Il a, entre autres, le génie des titres et cette nouvelle pièce ne le dément pas, que l’on considère le titre lui-même ou le sous-titre : « un drame en vingt stations ». Stations de métro, bien sûr mais aussi stations du Christ dans son chemin de croix. Le drame montre que les deux parcours, la montée au Golgotha comme le trajet en métro sont des chemins de croix, des traversées de l’humanité en souffrance.
L’humour, pour amer qu’il soit ne fait pas défaut à P.Handke et donne au texte une respiration que l’ expression nue de la haine menacerait de lui couper⋅ Le dégoût de l’humanité que le texte exprime est traversé par une immense pitié et par la quête d’une beauté transcendantale⋅
Comme souvent, le drame repose sur l’angoisse engendrée par le monde contemporain, l’incommunicabilité et l’errance de l’être dans le monde comme dans le langage⋅ Mais dans ce texte, l’errance est physique puisqu’elle est portée par un cheminement dans le souterrain du métro⋅ Dans ce voyage sous terre, nous sommes guidés par la voix d’un témoin qui observe les voyageurs et voit en chacun d’eux un type humain représentatif des maux de notre société.
Personne n’est épargné , tout le monde y passe, du plus laid au plus beau, du plus misérable au plus vaniteux.
Mais cette voix n’est pas un monologue intérieur : elle est proférée et adressée, intransigeante, virulente. C’est celle d’un homme sauvage qui interpelle les voyageurs, et sur scène, ces voyageurs, ce sont les spectateurs : « c’est vous qui me faîtes frémir », commence-t-il par dire. Il les apostrophe à tour de rôle « J’ai l’impression de vous connaître….. toi tu as des ongles incarnés. » Une série de portraits se déroule pour nous, et l’imagination portée par le verbe donne vie à chacun de ces usagers du métro. Une commune haine enveloppe tous ces humains qu’il voudrait voir disparaître : « rendez-vous invisibles », supplie-t-il. Toutes les impostures du siècle ont droit à leur diatribe, la femme narcissique non moins que le supposé homme de science : « A quoi bon votre cirque d’élite, redevenez secret ! ».
C’est avant tout au tapage, au culte de l’image, à la rumeur publique, au cirque médiatique qu’il s’en prend. Le personnage a des accents dignes d’Alceste et se livre à un exercice de misanthropie, qui frise parfois la misogynie pure et simple : « Tu es seule, comme jamais dans ton gynécée, sors de l’image ! Plonge dans le purin qui est ton élément ! » s’exclame-t-il en s’adressant à la femme.
Parfois cependant, on peut avoir l’impression d’un retournement de situation, l’allocutaire vient à se confondre avec le locuteur : quand il dit « Jamais tu n’as pensé une phrase jusqu’à sa fin », à qui s’adresse-t-il ? Autrui a tendance à se confondre avec moi.
La mise en scène qui est proposée par Xavier Bazin repose sur une scénographie aussi sobre qu’efficace : sur scène, un grand miroir central rectangulaire, suspendu au plafond, qui va permettre des jeux de lumière mouvants et des effets d’occultation partielle du corps de l’acteur. Une claie en bois, qui peut servir de monticule, un balai, qui servira à figurer tel ou tel personnage apostrophé, une lampe halogène retournée. Décor minimaliste et grande économie de moyens, chaque objet pouvant se convertir selon les besoins.
L’usage de la lumière et de la bande son est également réduit au strict minimum, mais l’effet de sens qu’il produit n’en est que plus intense. Ainsi un fracas de plus en plus assourdissant, scande le défilé des stations, culminant sur une explosion assourdissante. C’est le point de non-retour, à partir duquel la situation se renverse. Arrive sur scène une femme, on devrait dire LA femme, et elle va retourner l’accusation contre l’homme désormais vaincu, lui reprochant sa recherche stérile de la beauté : « Ta beauté, fausse promesse ! » La férocité de son attaque ne le cède en rien à celle de l’homme. Elle lui fait entrevoir sa profonde misère, sa future solitude, à partir de laquelle il en viendra à regretter la présence d’autrui, aussi minable soit-il.
L’ensemble est porté, sublimé, devrait-on dire, par le jeu magnifique de Yann Collette, restituant avec justesse, tant par sa gestuelle que par ses mimiques l’angoisse folle qui anime le personnage.
Voilà donc une mise en scène convaincante, efficace et sobre, mettant en lumière la puissance verbale de l’écriture théâtrale, quand celle-ci est étayée par le jeu des comédiens et une juste occupation de l’espace scénique. Assurément nous n’avons là ni « spectacle », ni « divertissement », mais plutôt quelque chose de l’ordre d’un rappel à l’ordre, et pour tout dire un vrai travail de moraliste contemporain.
Michèle Bigot