— Par Michèle Bigot —
Mahabharata-Nalacharitam
Mise en scène Satochi Miyagi
Festival d’Avignon, in, Juillet 2014, carrière de Boulbon
Ceux qui ont eu la chance d’assister à la représentation du Bahabharata adapté et mis en scène par Peter Brook en 1985 (et ils étaient légion dans l’assistance) gardant un souvenir ébloui de cette première mise en scène, n’ont pas été déçus. Celle de Satochi Miyagi, d’inspiration très différente, puisque issue de la tradition du théâtre japonais, ne le cédait en rien à la précédente en terme de féerie. Lui-même avoue avoir été fasciné par la mise en scène de Peter Brook et il reprend pour son compte cette saga indienne dans des conditions très différentes : d’abord il choisit un seul épisode -le Nalacharitan- nous racontant l’histoire du roi Nala qui joue aux dés toutes ses possessions, y compris son royaume⋅ Dépouillé de ses biens, et même de son épouse bien aimée, il doit partir en exil avec ses frères, laissant la branche ennemie de la famille au pouvoir.
Peter brook, quant à lui, avait travaillé avec J.-C. Carrière sur une adaptation de la saga, centrant son propos sur le conflit qui oppose deux groupes de cousins, les Pandavas contre les Kauravas, se disputant le pouvoir sur le monde. Autant dire que la pièce de Brook comportait de spectaculaires scènes de combat, inspirées de multiples traditions, dans les costumes et le choix des armes : des effets grandioses étaient tirés des rangées de piques, de boucliers, d’arcs.
L’épisode conté par Miyagi est plus sobre, centré autour de l’histoire amoureuse de ce couple modèle formé par le puissant roi Nala et la superbe reine Damayanti. Le thème de la perte de l’amour se substitue au thème de la guerre et du pouvoir. Peter Brook disait que le Mahabharata était aux indiens un équivalent synthétique de la Bible et de Shakespeare. On a envie d’ajouter Iliade et Odyssée. Bref, l’épopée de tout un peuple, portant sur le rapport des Dieux et des hommes, les querelles des hommes entre eux pour le pouvoir et l’amour.
Mais alors que Brook cherchait à accentuer la dimension universelle de cette thématique (troupe de 25 comédiens de 16 nationalités différentes, mélange de traditions vestimentaires) tout en restant fidèle au parfum indien (les instruments de musique mêlant les traditions : indienne pour le nagasvaram, iranienne pour le kamantcha et persane pour le Ney), Miyagi inscrit totalement cette histoire dans la tradition japonaise. 25 acteurs et musiciens répartis en trois groupes – les récitants, les acteurs, les musiciens- reprennent une tradition théâtrale dans laquelle les personnages miment leur vécu de façon muette tandis que le(s) récitant(s) nous conte(nt) l’intrigue, le tout étant appuyé, scandé par le jeu des musiciens. Il arrive – quoique rarement- que les personnages prennent la parole et se livrent à un véritable dialogue. L’économie même de ce moyen langagier contribue à la magie du spectacle car elle confère la suprématie aux éclairages, à la musique, aux évolutions et danses des acteurs. C’est donc une série de tableaux vivants qui se déroulent sous nos yeux enchantés.
Le metteur en scène exploite au mieux les ressources de la carrière Boulbon et de la féerie de ce cadre naturel lors d’une nuit d’été. Les évolutions du chœur sur le terre-plain qui domine la scène donnent lieu à tout un jeu d’ombres se dessinant sur la pierre de la carrière. Ces évolutions, souvent hiératiques, sont scandées par tout un jeu de percussions qui en soulignent la beauté.
De façon générale, la scénographie tire le plus grand parti de tous les éléments visuels : une suite d’énormes trompes en papier figure une troupe d’éléphants en marche, un assemblage de bâtons figure la forêt, les personnages sont vêtus de façon splendide dans des kimonos de papier hautement élaborés, le tout se jouant en noir et blanc. Et quand on doit avoir recours à la dimension romanesque de l’aventure, celle-ci est suggérée par un jeu de marionnettes représentant une caravane en mouvement.
On voit que la scénographie a déployé toutes les ressources du spectacle vivant le plus moderne, tout en restant fidèle à la tradition japonaise. À la richesse et à l’exubérance de la mise en scène de Brook succède l’économie de moyens, mais chacun d’eux est exploité dans toute sa richesse et la magie n’est pas moindre.
Au total, P. Brook et S. Miyagi font un pari similaire : actualiser cette fable, en souligner la portée universelle. Incontestablement les deux ont gagné leur pari, en jouant sur des modes théâtraux opposés. Rappelons que la représentation proposée par Brook durait neuf heures, celle de Miyagi ne dure qu’une heure et demie. Profusion torrentielle d’un côté, sobriété et densité dramatique de l’autre, les deux mises en scène sont aussi convaincantes et prouvent s’il en était besoin que les adaptations sont toujours légitimes lorsque la scénographie, la direction d’acteur, l’éclairage et la musique, bref, lorsque la magie théâtrale prend corps.