— Par Fanny Doumayrou —
Selon un sondage Ifop publié en mars, 20 % des femmes ont subi du harcèlement sexuel sur leur lieu de travail au cours de leur carrière. La peur de perdre leur emploi les incite à se taire. Une infime minorité ose saisir la justice pour faire condamner les harceleurs. Témoignages.
Cristina : « Si on se tait, on donne encore plus de pouvoir à ces hommes pour continuer »
En vue de notre entretien, elle est descendue à la cave chercher le gros sac noir contenant toutes les pièces de son dossier. L’arrêt de la cour d’appel de Versailles, reconnaissant le harcèlement sexuel et moral dont elle a été victime, ne date que de février. Mais elle a déjà remisé cette masse de papier, comme pour tenter d’enfouir et d’oublier. Le chemin sera long.
Cristina – prénom d’emprunt – nous reçoit dans sa loge de gardienne d’immeuble dans le 5e arrondissement de Paris, logement et emploi où elle a dû se rapatrier en catastrophe après l’éclatement de l’affaire. Un terrible retour à la case départ pour cette femme d’origine portugaise. Arrivée en France en 1976 avec le bac en poche, elle commence par faire des ménages et tenir une loge. Mais décidée à faire grandir ses deux enfants «dans un appartement comme tout le monde», elle prend des cours du soir et finit par être embauchée comme secrétaire médicale. En 1991, elle entre dans un cabinet tenu par deux médecins spécialistes, dans la banlieue ouest de Paris.
Pendant quinze ans, tout se passe bien, si ce n’est le « mauvais caractère » et le très gros ego de l’un des deux patrons, qu’elle a appris à gérer. Mais fin 2006, tout bascule. « Un vieux patient lui a dit que sa femme de ménage, portant le même prénom que moi, lui faisait des papouilles. Le médecin a-t-il cru que c’était moi ? En tout cas, il a commencé à s’intéresser à moi», raconte-t-elle. Alors âgée de cinquante ans, elle ne comprend pas ce qui lui tombe dessus : «Il a commencé à me dire qu’on pourrait avoir un rapport d’amitié, il m’a invitée au restaurant avec mon mari, il a fait augmenter mon salaire. C’était très ambigu, j’étais réticente. Et puis, l’amitié a commencé à avoir des mains.» Au cabinet, il l’embrasse dans le cou, une fois sur les lèvres, lui touche les seins, les fesses, le ventre, lui glisse des paroles obscènes : «Montrez-moi vos seins», «Allongez-vous, je vais vous faire du bien…» En dehors des heures de travail, il l’appelle sans cesse sur son téléphone. Comme elle le repousse et tente de le raisonner, il multiplie les reproches sur son travail. Le quotidien au cabinet devient un enfer. «Mais je ne pouvais pas partir sans rien, explique Cristina. J’avais encore un crédit à payer et deux enfants à charge alors que mon mari n’avait que sa paie d’électricien. Et si je partais, il fallait dire pourquoi. À l’époque, je parlais peu de ce que je vivais, j’avais honte, je voulais protéger ma famille, et la famille du médecin. Il devait bientôt partir à la retraite, je me raccrochais à ça pour tenir.» Mais, au fil des mois, il repousse son départ. Cristina «dégringole», perd dix kilos, ne dort plus : «Quand je sortais du travail, j’errais dans les rues au lieu de rentrer chez moi, je buvais.» En juillet 2008, elle craque et donne sa démission, mais l’autre employeur la convainc de rester. En mai 2009, elle envoie une seconde lettre de démission. Quelques jours plus tard, elle avale des médicaments à la pause déjeuner, dans un cimetière en face du cabinet. Elle termine à l’hôpital, puis en service psychiatrique.
«Après ça, les employeurs m’ont proposé un licenciement arrangé, mais lors d’une rencontre, ils ont été très agressifs, en proposant 3 000 ou 4 000 euros pour que je ferme ma gueule. Mon mari a dit : “Si c’est comme ça, on va aux prud’hommes.”» Elle prend contact avec la CGT, puis avec l’AVFT (Association contre les violences faites aux femmes au travail, voir ci-contre), qui la soutient dans la procédure. Commence alors le long parcours judiciaire : audience de conciliation, audience de jugement, renvoi en départage. Cristina produit les petits mots écrits par son patron, un message téléphonique qu’elle a gardé, un extrait de bande de dictaphone, des certificats médicaux attestant de son traumatisme. En décembre 2011, les prud’hommes lui donnent enfin raison. Les employeurs ayant fait appel, la cour d’appel de Versailles confirme le jugement le 17 février dernier, lui octroyant 70 000 euros de dommages et intérêts pour harcèlement sexuel et moral, et pour la requalification de sa démission en licenciement nul. Le harceleur étant décédé pendant la procédure, sa famille a pris le relais.
«Ils n’ont pas fait de pourvoi, normalement je peux dire ouf», souffle Cristina nerveusement. Toujours suivie par une psychiatre et sous traitement, elle «va mieux», mais pense qu’elle gardera toujours des séquelles, surtout la culpabilité d’avoir parlé de ses problèmes à sa fille, qui «n’est plus la même depuis» : «J’ai gagné, mais c’est un truc qui détruit les familles et les couples. Cette procédure, c’était beaucoup de souffrances, j’ai souvent voulu abandonner, mais le procès est important. Pas pour l’argent, mais parce que c’est la reconnaissance, par la société, que vous êtes victime. Je l’ai fait aussi pour les autres femmes. Il faut parler du harcèlement sexuel. Si on se tait, on donne encore plus de pouvoir à ces hommes pour continuer. Il faut qu’ils voient qu’ils risquent quelque chose, il faut mettre des barrières.»
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