Edito du 15/01/2008
— Par Roland Sabra —
« On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » écrivait Rimbaud et c’est tant mieux! Ils étaient sept de cet âge là, du plus noir qu’hier soir à la plus blanche que blanc à s’être lancés le défi de dire, de mettre en voix, un texte difficile, un texte dont ils n’ont pas tout compris lors de sa première écoute, mais un texte qui leur parlait d’identités anciennes et d’identité en devenir, à eux déjà plus loin que leurs parents. Ils se sont engueulés, jamais méchamment, ils ont eu des fous rires, de ces rires que l’on a quand on a dix-sept ans et que l’on n’a plus jamais plus tard. Ils étaient sept élèves du Lycée Schoelcher. Ils ont joué avec les mots et les mots se sont joués d’eux quand ils leurs donnaient à penser plus loin qu’eux-mêmes. Glissant était là, Chamoiseau était là, leurs profs étaient là, leurs copains étaient là, les caméras filmaient, les journalistes enregistraient, mais eux ils s’en foutaient un peu car ils avaient à dire. A dire « Quand les murs tombent », à dire que le siècle passé, le siècle de leurs parents, le siècle des identités murées, le siècle des états-nations, le siècle des génocides, et bien ça ce n’était pas leur truc. Leur truc à eux c’est le réseau démultiplié des agencements machiniques, des branchements de désirs, des textos à vau-l’eau, des SMS de caresses, des sites à visiter à l’autre bout du monde, des possibles en cascades à faire pleurer les Niagara anciens. Leurs horizons sont infinis et éclatés à l’image de ces volcans nomades qui les habitent et ils ont dit le texte, il l’ont crié, ils l’ont murmuré, rarement, ils ont buté quelques fois sur les mots, ils ont bataillé avec la syntaxe glissantienne et chamoisienne, puis ils ont terminé en disant sept fois la dernière phrase du texte « Tout le contraire de la Beauté » dans la position des athlètes étasuniens à Mexico il y aura cette année quarante ans, la tête baissée devant la honte que leur inspire ce Ministère de l’intégration et le poing gauche levé très haut pour dire qu’ils ne l’avaient pas accepté et qu’ils ne l’accepteront pas.
Ils sont revenus sous les applaudissements de leurs camarades et sans même que Glissant et Chamoiseau exposent ils ont jeté leurs questions comme on lance un pavé, certaines devaient avoir été préparées, d’autres étaient improvisées. Là encore ils s’en foutaient, le texte les avait travaillés et ils voulaient travailler les auteurs.
A tel point qu’ils demandèrent tout de go si l’idée même d’indépendance nationale n’était pas une idée d’un temps archaïque, d’un temps dépassé. Et là dessus ils ont vite mis en évidence un infime décalage entre la position de Chamoiseau et celle de Glissant. Ils étaient contents, les montagnes avaient bougé. Ils avaient fait bouger les montagnes. A Édouard Glissant qui déclarait « Si l’indépendance nationale en Martinique conduit à un Etat-nation, je dis non, mais j’applaudis à la naissance d’une nation-relation martiniquaise» Patrick Chamoiseau répondait par un silence après avoir insisté au préalable sur l’indépendance comme condition d’un imaginaire libre.
Oui ils avaient dix-sept-ans et ils voulaient se mêler des affaires politiques françaises, oui s’ils le pouvaient ils participeraient à la désignation de Barack Hussein Obama comme candidat démocrate pour la prochaine présidentielle étatsunienne, puisque le même ne prenait même plus la peine de « jouer au caméléon ». Ils l’avaient dit le matin même et s’ils n’ont pu le redire ils ont évoqué d’autres choses. A l’esprit chagrin qui doutait de leur compréhension du texte ils répondaient : « Ah celui là on est sûr qu’il n’y a rien compris! Le texte, il ne l’a même pas lu. » Ou alors avec commisération : « Il n’est pas allé plus loin que la première page. » etc. On peut être cruel quand on a dix-sept ans. Ils ont questionné le style même du plaidoyer : pourquoi vous écrivez comme vous écrivez? Pourquoi c’est difficile de vous lire à voix haute? Pour qui l’avez-vous écrit? A valoriser les identités multiples, qui sont les nôtres ne prenez vous pas le risque d’amplifier l’individualisme? Des questions ils en avaient tellement qu’il a fallu les interrompre pour que les « adultes » posent les leurs, mais ceux-là inhibés par l’audace et la qualité de ceux qui les avaient précédés n’en avaient pas! Glissant et Chamoiseau n’en avaient pas fini pour autant : la cohorte des demandeurs de dédicaces et d’autographes menaçait de les étouffer. Ils avaient dix-sept ans mais ils savaient ce qu’avait d’exceptionnel ce moment qu’ils avaient partagé et ils voulaient en avoir une trace. Tout était bon pour avoir un mot, un dessin, une signature de l’agenda de classe, au carnet scolaire, du pavé du « Discours antillais » qu’ils avaient apporté en passant par la brochure elle-même. Les deux Maîtres avaient pris au sérieux ceux qui affirmaient « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. » et c’est pourquoi, ceux-là les reconnaissaient comme Maîtres.
Roland Sabra, le 15 janvier 2008 à Fort-de-France
Après celle relatée ci-dessus au Lycée Schoelcher les rencontres avec Patrick Chamoiseau et Edoaurd Glissant autour de l’opuscule « Quand les murs tombent » se multiplient en Martinique. Renseignez-vous.