Par Selim Lander – Lors de sa création, en 1948, par Jean-Louis Barrault, avec vingt-cinq comédiens, L’Etat de siège (avec l’article défini) ne remporta pas le succès escompté. La version de Charlotte Rondelez (sans l’article défini), raccourcie et condensée sur treize personnages et six comédiens, rencontre pour sa part un durable succès. Si 2013, l’année du centenaire de la naissance d’Albert Camus, n’a pas permis de revisiter son théâtre comme on eût pu l’espérer (1),
il n’est jamais trop tard pour bien faire. Il est donc encore temps de saisir l’occasion de ce qui sera, pour la plupart des spectateurs, une découverte de Camus auteur de théâtre.
Etat de siège traite avec drôlerie un sujet infiniment grave. Si l’on agite aujourd’hui les spectres du populisme et du nationalisme, la « Peste » qui envahit la ville de Camus est bien autre chose : la deuxième guerre mondiale et le nazisme étaient encore dans tous les esprits en 1948. Injonctions contradictoires, fichage systématique des citoyens, élimination plus ou moins arbitraire de tous ceux qui voudraient élever la moindre protestation, la Peste règne par la terreur. Tout cela est parfaitement mis en évidence dans la pièce : la veulerie des responsables politiques et la passivité des habitants face à l’envahisseur, le cynisme de la Peste et tout autant celui de sa secrétaire.
La mise en scène distingue très adroitement les deux mondes en confiant à un comédien et à une comédienne la mission d’interpréter exclusivement la Peste et la secrétaire. Ils sont donc les seuls qui ne changeront pas d’apparence ou de costume, l’un habillé en homme d’affaires et l’autre en jupe courte et talons hauts comme il convient à une secrétaire de théâtre. Tous les deux très bons au demeurant : Simon-Pierre Boireau, dont le physique n’est pas sans évoquer un John Malkowitch jeune, démontre avec aisance l’autorité de celui qui se sait le plus fort ; quant à Céline Espérin, elle débite allègrement des horreurs tout en gambadant sur ses stilettos. Par contre, les comédiens qui représentent la ville sont au four et au moulin. A peine ont-ils fini de jouer leur (ou leurs) personnage(s) – car ils peuvent en jouer plusieurs – qu’ils doivent se transformer en l’un ou l’autre des habitants anonymes de la ville. Et là, une trouvaille de la mise en scène qui fonctionne à merveille consiste à déguiser ces habitants en marionnettes. Affublés d’un paletot pourvu de manches trop courtes et d’où pendent deux pattes artificielles terminées par des chaussures d’enfants, installés derrière une sorte de comptoir, à l’arrière scène, ces bonshommes (ou bonne femme) minuscules et débonnaires, à la tête disproportionnée, produisent un effet d’une drôlerie irrésistible. Parmi les quatre comédiens, on remarque particulièrement Antoine Seguin pour son talent comique et sa capacité à endosser trois personnages différents (en plus de ses apparitions en habitant anonyme), mais Claire Boyé, la jeune première, a de beaux élans amoureux et Benjamin Brous ne se débrouille pas mal non plus avec ses divers personnages. Seul regret, Adrien Jolivet n’a pas toute la flamme qui conviendrait à Diego, le héros de la pièce, rôle particulièrement difficile à tenir, il est vrai, à notre époque qui n’a plus rien d’héroïque.
Est-ce pour cette raison ? Le fait est que la dernière partie – la plus courte, celle où la Peste décide de quitter la ville face à la révolte de Diego, celui qui n’a pas peur – convainc moins. Mais Camus y est aussi pour quelque chose, tant le message qu’il s’efforce de délivrer est – ici – brouillé : certes, il faut être courageux et la résistance peut vaincre… mais les hommes étant ce qu’ils sont, ils ne tarderont pas à retomber dans l’ornière de leur médiocrité (2) ! On dira que c’est toute la philosophie de Camus. En effet. On lui reconnaîtra le mérite de ne pas farder la réalité.
A Paris, au Théâtre de Poche, tous les jours sauf le lundi depuis le 4 mars 2014.
(1) Nous avons pu néanmoins signaler à nos lecteurs l’adaptation de l’Etranger par Nordine Marouf (http://mondesfrancophones.com/espaces/periples-des-arts/letranger-au-guichet-montparnasse-ou-meursault-dans-sa-mediocrite/). Voir par ailleurs à propos de l’exposition du centenaire à Aix-en-Provence, et de Camus homme de théâtre : http://mondesfrancophones.com/espaces/politiques/le-centenaire-dalbert-camus-1913-1960-camus-et-le-theatre/
(2) « Le soulagement est général, on va pouvoir recommencer. A zéro, naturellement. Voici les petits tailleurs du néant, vous allez être habillés sur mesure. Mais ne vous agitez pas, leur méthode est la meilleure. Au lieu de fermer les bouches de ceux qui crient leur malheur, ils ferment leurs propres oreilles… » (extrait de l’avant-dernière tirade de Nada). Cette surdité des gouvernants ! Rien n’a changé sous le soleil et Camus voyait clair.