Principe de précaution rime avec ... action
— par Scarlett JESUS, critique d’art.—
Photo Fred Lagnau |
Face à une menace grave pesant sur la santé et l’environnement, et sans même attendre d’avoir toutes les données scientifiques, le « principe de précaution », exprimé à Rio en 1992, est une incitation à réagir dans l’urgence.
Pour nous en convaincre, deux danseuses ont fait le choix de s’engager physiquement dans un corps à corps avec le sujet. Quitte à y laisser quelques plumes… à terre. Et, sachant que le rire est le meilleur remède pour exorciser nos peurs, elles vont donner à leur performance un ton décalé, parfaitement ajusté avec leur propos discordant, le burlesque.
Myriam Soulanges, lauréate 2010 du Concours des jeunes chorégraphes « Danse arc-en-ciel », est guadeloupéenne et vient de la culture hip-hop. Marlène Myrtil est martiniquaise et a été formée à la danse contemporaine. Inséparables, elles constituent un duo qui n’est pas sans évoquer, sur le mode féminin, un couple bien connu du cinéma burlesque, Laurel et Hardy. L’une est grande et brune, tandis que l’autre est petite et « chabine dorée », leur deux visages impassibles affichant la même physionomie « ababa ».
Drôles de zozios que ces deux jeunes danseuses antillaises. Leur accoutrement, qui a changé depuis la création d’un spectacle toujours en évolution, est aujourd’hui des plus loufoques : un « truc en plumes » parodiant un tutu de danseuse, aux couleurs criardes l’un rose, l’autre vert, et des bottes noires d’égoutier en plastique. Au sol quelques bananes symboliques. L’intention parodique est donnée, avec des clins d’œil au music hall. D’abord à la chanson sur laquelle Zizi Jeanmaire chanta, en 1961, « Rien dans les mains Tout dans l’coup d’reins ». Mais aussi aux trémoussements, déhanchements et dislocations téméraires de Joséphine Baker qui, vêtue d’un simple pagne à plumes (ou de bananes), incarnait « la sauvageonne » de la Revue Nègre en 1927.
Mais Myriam et Marlène ne jouent pas sur le registre de la séduction érotique, cherchant plutôt à susciter chez leur public une impression de malaise, en le plongeant d’emblée dans un univers déshumanisé de machines grinçantes et assourdissantes. Un rituel de communion se met alors en place à travers une distribution de bananes qui vient symboliquement souligner la toxicité d’un spectacle sensé poursuivre le projet de débarrasser notre environnement et notre organisme des toxines qui les empoisonnent. Le paradoxe, avec comme corollaire l’antiphrase, sera de fait une des figures privilégiées et récurrentes de cette performance. Le propos est à la fois écologique et politique, la référence à la banane renvoyant ouvertement au chlordécone mais aussi à ces enfants angevins brandissant avec mépris une banane au visage de Christiane Taubira, en octobre dernier. Mais il est avant tout artistique. Car cette performance hybride, qui se décline en faisant appel à des codes aussi différents que la danse, le jazz, le chant, l’écriture et la vidéo revendique l’impur et se nourrit de la rue. La liberté d’action revendiquée par le principe de précaution se double de la liberté d’une mise en scène inspirée de la rue et qui ingère ce que la société rejette : le trivial, le sale, l’incorrect, l’inabouti.
Cet investissement d’un espace hors murs, instauré par la déambulation inaugurale de nos deux MM parmi le public, se poursuit dans un espace de déchets représenté, par inversion, à travers l’épure et un blanc immaculé, celui d’un mur-écran et celui des sacs poubelle entassés d’où sera déversé, au final, une mer de gobelets. La performance s’organise alors sous la forme d’une succession de séquences : une parade avec frétillement de croupions évoquant la parade amoureuse d’oiseaux, des corps mis à mal, se vautrant au milieu des ordures, cherchant à se redresser à la limite de l’épuisement ou exécutant des gestes et des déplacements à la façon de robots mécaniques. Des corps encore qui glissent sur le mur sans pouvoir s’y agripper pendant que sont projetés des images d’encre noire qui dégouline sur l’écran. La main tente sans succès d’inscrire un message sur une grande feuille blanche. Un duo discordant martèle ce que nient les apparences : « Happy ! Happy ! ». Une fois effectué le lâcher des gobelets de plastique, eux aussi plumes légères évoquant un lâcher d’oiseaux préalablement capturés, la performance se clôt sur une image forte : assises au sommet du mur, les danseuses se voilent la face avec deux sacs vides sur lesquels les spectateurs peuvent lire : « POISON… IS GOOD ». Après avoir été invités à réfléchir sur les questionnements posés par ce spectacle tout aussi poétique que politique, il ne restera plus d’autre alternative à ces spectateurs que l’ACTION. Une action qui se justifie par le PRINCIPE de PRECAUTION.
18 mai 2014.
Scarlett JESUS, critique d’Art