Par Selim Lander – Pour une fois, l’enfer c’est pas les autres. Enfin, quand J.-N. Fenwick dit « l’enfer », il s’agit plutôt d’autre chose, d’un lieu provisoire où séjournent les âmes des défunts avant de partir vers… un autre ailleurs. Dans la pièce, elles sont trois de ces âmes qui habitent un corps sans vie mais néanmoins capable de parler et de se mouvoir : celles d’un politicien qui ne se prend pas pour rien, d’une journaliste qui ne se prend pas pour rien et d’un coiffeur qui ne se prend pas pour rien non plus. On peut ironiser sur le théâtre du boulevard ! Et il est vrai qu’il ne fait pas dans la dentelle. Au moins a-t-il le mérite de porter sur nous autres, pauvres humains, un regard sans complaisance. Qui mieux que lui sait montrer les petites (?) mesquineries dont sont tissées nos existences, toutes ces bassesses, ces trahisons (j’excepte, cela va de soi, les héros et les saints). Et tout ça pourquoi ? Pour un enjeu habituellement si dérisoire qu’on hésite entre en rire ou en pleurer.
Ne serait-ce que parce qu’ils nous invitent à cet exercice d’introspection salutaire, ces Potins d’enfer méritent d’être vus. Quand on aura dit, en plus, qu’ils sont souvent drôles, et, encore en plus, qu’ils sont fort bien interprétés, on comprendra sans doute pourquoi ils ont fait salle pleine pendant cinq représentations. La compagnie Courteslignes s’est produite, cette année, dans un format plus modeste qu’à l’ordinaire : seulement trois comédiens, aucun décor et, en guise d’accessoires, trois de ces sacs remplis de billes (potatoes couch) qui servent à s’asseoir ou se vautrer, suivant l’humeur du moment, et qui eurent leur heure de gloire dans les années (19)70.
Trois personnages tristement ordinaires coincés dans la zone tampon entre la vie et autre chose, cela fait un univers plutôt restreint et la situation aurait toutes les raisons de tourner au vinaigre, mais l’auteur évite de nous plonger dans un Huis Clos à la Jean-Sol Parte (pardon Sartre, enfin, le lecteur aura rectifié) en dotant ses personnages du pouvoir de communiquer avec d’autres trépassés et même de se projeter dans l’au-delà (c’est-à-dire en l’occurrence le monde des vivants). Dans la mise en scène de Claude-Georges Grimonprez, un éclairage ad hoc souligne les moments où les comédiens se mettent à incarner d’autres personnages que le leur. Ces tiers jouent un rôle essentiel, au demeurant, en forçant les personnages principaux à révéler leur vérité profonde.
Courteslignes a su se constituer au fil des années un public fidèle et nombreux. Aucune autre troupe, à vrai dire, ne serait capable, en Martinique, de remplir le Théâtre municipal pendant cinq soirées consécutives. Ce succès s’explique moins par son répertoire (qui ne s’éloigne jamais du Boulevard) que par la qualité de l’interprétation. Le rôle principal (celui du coiffeur) échoit cette année à David Couchet. Ce comédien, qu’on ne saurait plus dire amateur, a développé, au fil des ans, un réel talent comique : il conduit avec toute la drôlerie requise son bal des macchabés. Ses partenaires (Anne-Marie Clerc et Claude-Georges Grimonprez) – tout aussi affutés – ne sont pas en reste. Le public martiniquais, leur public martiniquais, les connaît maintenant depuis suffisamment longtemps, tous les trois, pour savoir à l’avance comment ils joueront : ils sont comme de vieux amis qu’on se réjouit de retrouver, sûrs de ne pas être déçus… en attendant déjà l’année prochaine.
Au Théâtre de Fort-de-France du 14 au 17 mai 2014.