Quand les élites antillaises naviguent en eaux troubles…

— Par Jean-Marie Nol —

L’indigence et la décadence intellectuelle qui touche aujourd’hui à la marge les Antilles, notamment la Guadeloupe , est un phénomène préoccupant qui s’inscrit dans une tendance plus large affectant l’ensemble de l’humanité. Plusieurs études récentes menées dans les pays développés, notamment ceux de l’OCDE, révèlent que l’intelligence humaine est en déclin. Depuis une dizaine d’années, les capacités de compréhension, de raisonnement et de résolution de problèmes nouveaux diminuent sensiblement. Ce constat dépasse de loin les fluctuations politiques ou économiques : il reflète une transformation profonde du rapport au savoir, à l’éducation et à l’information. Les Antilles, bien que périphériques à la scène de la révolution technologique mondiale, ne sont pas épargnées par cette évolution inquiétante.

La transformation radicale des modes d’apprentissage, induite par la révolution numérique, la banalisation des réseaux sociaux et la perte de prestige des institutions éducatives, a altéré en profondeur le processus de construction intellectuelle. Le raisonnement structuré, pierre angulaire de toute pensée critique, est aujourd’hui en voie de disparition. Dans un tel contexte, les sociétés qui, comme la Guadeloupe et la Martinique, ne repensent pas leurs modèles éducatifs risquent l’effondrement intellectuel à moyen terme. Les structures mentales qui jadis permettaient l’ascension d’élites brillantes semblent aujourd’hui en déliquescence avec la montée en puissance des addictions de toutes sortes chez les jeunes générations . Les départements d’outre-mer sont ainsi confrontés à une double menace : d’une part, la fuite des meilleurs cerveaux vers la France hexagonale et l’étranger ; d’autre part, l’absence de volonté de ces élites exilées de revenir enrichir intellectuellement leur terre natale.

Cette situation de « nivellement par le bas » est accentuée par l’appauvrissement des référentiels pédagogiques , en pleine crise de visibilité et de légitimité. La scène intellectuelle locale, naguère foisonnante, est aujourd’hui laminée par la médiocrité, incapable de renouveler ses idéologies, de forger de nouvelles visions du monde ou d’incarner un projet collectif tourné vers l’avenir. L’affaiblissement de la pensée a laissé le champ libre à des mouvements populistes et identitaires qui exploitent les ressentiments identitaires sans offrir de véritables perspectives de progrès. En Martinique particulièrement, la « lutte des classes » chère aux penseurs de gauche a été remplacée par une « lutte violente dans les rues », détournant ainsi le combat pour l’égalité des chances vers des impasses communautaristes et victimaires.

Le débat sur l’autodétermination, jadis nourri par des figures d’envergure internationale comme Frantz Fanon, Aimé Césaire, Édouard Glissant ou même Maryse Condé, a cédé la place à la violence insidieuse d’idéologies étriquées. La capacité à élaborer des pensées complexes, critiques et prospectives s’est effondrée en moins de deux générations. Où sont passés les héritiers de ces géants précités de la pensée antillaise ? Cette question hante aujourd’hui ceux qui espèrent encore un sursaut. La montée de l’échec scolaire, la poussée de la délinquance, l’attrait pour la violence, l’emprise dévastatrice des réseaux sociaux , le délitement de l’école et l’effritement de l’autorité parentale ont contribué à l’émergence d’une jeunesse souvent inculte, peu curieuse, incapable de structurer sa pensée autrement qu’en slogans creux ou en indignations superficielles.

Umberto Eco avait déjà diagnostiqué ce phénomène en dénonçant la tribune offerte par les réseaux sociaux aux « légions d’imbéciles » qui, auparavant, se limitaient à des discussions de comptoir sans conséquences. Désormais, la cacophonie numérique confère une légitimité artificielle aux opinions les plus simplistes, noyant la réflexion exigeante dans un brouhaha permanent. Et pourtant, développer une pensée critique est devenu une nécessité vitale de notre époque. Aujourd’hui, nous constatons la place toujours grandissante des réseaux sociaux, qui jouent beaucoup sur l’instantanéité de l’information et sur l’émotion qu’elle peut transmettre. Comment avons-nous pu sombrer dans une ère où l’opinion supplante l’avis éclairé, où l’inversion de la charge de la preuve devient une norme tacite et où les « vérités alternatives » prolifèrent impunément ?
En Guadeloupe et en Martinique, il n’existe quasiment plus de lieux véritablement féconds pour la production et la transmission de la pensée. L’absence d’espaces intellectuels vivants rend presque impossible l’émergence d’une vision collective, d’une pensée critique, d’un projet ambitieux pour les diplômés des générations futures.
Face à l’effondrement des cadres intellectuels et éducatifs, le repli sur le passé devient une tentation presque naturelle. Pourtant, c’est précisément l’inverse qu’il faudrait faire : penser le présent avec lucidité, anticiper l’avenir avec audace. L’irruption massive de la révolution technologique, avec l’intelligence artificielle, la robotisation , le changement climatique et la transition écologique, impose des bouleversements sans précédent. Or, la situation que nous avons décrite précédemment risque fort d’empirer dans les années qui viennent avec le développement fulgurant des nouvelles technologies. L’intelligence artificielle générative s’est imposée comme un outil de production instantanée pour divers contenus. Un simple prompt suffit pour obtenir des textes, images ou vidéos calibrés selon nos besoins. Cette commodité séduit de nombreux professionnels et étudiants qui l’intègrent quotidiennement dans leurs tâches. Mais derrière cette apparente efficacité se cache un phénomène préoccupant : l’érosion progressive de nos capacités cognitives, notamment celles liées à l’esprit critique. Une étude récente menée conjointement par l’Université Carnegie Mellon et Microsoft révèle des résultats alarmants. Ces chercheurs ont analysé les comportements de 319 professionnels issus de différents pays et secteurs d’activité, tous utilisateurs hebdomadaires d’outils d’IA générative. Le constat est sans appel : plus une personne utilise ces technologies, moins elle mobilise ses capacités d’analyse personnelles.
Cette recherche démonte un mécanisme cognitif inquiétant. Lorsque l’IA livre des productions satisfaisantes, l’utilisateur développe progressivement une confiance excessive dans ses résultats. Cette confiance diminue systématiquement sa propension à questionner, vérifier ou critiquer les contenus générés. Un cercle vicieux s’installe alors : la satisfaction renforce la confiance, qui à son tour réduit l’esprit critique.Face à ces constats, les experts suggèrent plusieurs pistes pour maintenir nos capacités d’analyse. La formation continue apparaît comme un impératif. Plus les utilisateurs possèdent d’expertise dans leur domaine, plus ils restent capables d’évaluer critiquement les productions automatisées. Cet investissement dans le capital humain devient paradoxalement plus crucial à l’ère de l’automatisation cognitive.. Et force est de souligner qu’une société incapable d’analyser le présent et d’imaginer son futur est vouée à l’asservissement ou à la disparition. Pour les Antilles, il ne reste que peu de temps pour provoquer cet indispensable électrochoc collectif, recréer des élites intellectuelles et culturelles capables d’impulser un renouveau vital de la pensée . Sinon, elles risquent de s’enfoncer inexorablement dans de nouvelles pathologies et addictions, avec à la clé une désorganisation mentale et sociale irréversible, et de nature à provoquer l’apparition d’un régime autoritaire en France.

 » Chyen mawé sé pou bat ! »

Traduction littérale : Le chien attaché doit être battu !
Moralité : Malheur aux vaincus ; chacun sa croix.

Ce proverbe créole signifie qu’on porte souvent l’estocade à celui qui est déjà vaincu, qu’on abuse de celui qui est déjà en état de faiblesse intellectuelle.

Jean Marie Nol économiste