Guadeloupe, Martinique : le malaise méritocratique face à la crise

De la nécessité , par des temps incertains, d’une nouvelle réflexion sur les enjeux politiques et économiques de demain .
— Par Jean-Marie Nol —

La France traverse une période de vérité budgétaire. François Bayrou, Premier ministre, l’a affirmé avec gravité lors de sa dernière conférence de presse : « La France ne produit pas assez et ne travaille pas assez. » Dans le constat qu’il a dressé des finances du pays, François Bayrou estime que si la France « manque de moyens » pour financer ses politiques notamment sociales , et que si la production par habitant de la France était dans la même gamme que celle de nos voisins européens, nous n’aurions pas de déficit budgétaire ».Pour répondre à l’enjeu du déficit public, attendu à 5,4% du PIB en 2025 et prévu à 4,6% en 2026, la dette – 3.305,3 milliards d’euros en 2024, soit 113% du PIB – est « un piège dangereux, potentiellement irréversible », « inacceptable parce que nous ne pourrons pas en supporter durablement la charge » qui pourrait « atteindre 100 milliards d’euros en 2029 », a déclaré François Bayrou. « Ce risque est politiquement insoutenable, mais plus profondément encore est moralement inacceptable, car la responsabilité de toute femme ou de tout homme politique s’étend aux générations à venir », a-t-il déclaré. Cette déclaration, en apparence sèche, résume pourtant un malaise profond, bien au-delà des seuls comptes publics de la France hexagonale. Le message distillé et le récit sont au présent, mais au présent d’un temps incertain et inconnu. Il en est ainsi comme parfois sur un vécu du temps incertain justement ce revirement surprenant de Ary Chalus , le president de région , annonçant sur la télévision de Guadeloupe la première sa décision de non participation au prochain congrès des élus sur la thématique de l’autonomie , au prétexte que cela n’était pas une priorité des guadeloupéens et qu’il convenait de se recentrer sur le quotidien et l’économie . Le revirement d’Ary Chalus sur la question de l’autonomie de la Guadeloupe semble s’inscrire dans un contexte économique et social tendu, où les priorités immédiates des citoyens prennent le pas sur les aspirations institutionnelles de long terme. Face aux préoccupations croissantes liées à l’emploi, au coût de la vie, à l’insuffisance des services publics et à une pression budgétaire généralisée évoquée par les plus hautes autorités de l’État, le président de région a probablement estimé à rebours de la position de Guy Losbar le président du conseil départemental et responsable du parti GUSR, que l’autonomie, bien que symboliquement forte, risquait de paraître déconnectée du quotidien des Guadeloupéens. Ce repositionnement peut également traduire une volonté de ne pas se couper d’une partie de l’opinion locale, voire d’anticiper un désengagement de l’État dans les finances locales. Les conséquences politiques sont notables : affaiblissement du front autonomiste, reconfiguration des alliances locales, et un flou renforcé sur le cap à moyen terme pour la région. Ce changement fragilise également la cohérence du discours régional sur l’émancipation institutionnelle, renvoyant à une incertitude politique dans un moment où la stabilité économique et la clarté stratégique sont cruciales. Et c’est sur ces entrefaites que la question de l’annulation du congrès des élus sur l’autonomie va forcément se poser prochainement en Guadeloupe. Alors dans ce contexte, Quid de la Martinique ?

L’incertitude se manifeste lorsque nous sommes incertains de ce qui pourrait arriver dans le futur, et c’est un phénomène que nous rencontrons aussi en politique.

En ciblant la faible mobilisation des forces vives du pays Guadeloupe sur cette question de l’évolution statutaire notamment à travers les difficultés financières et budgétaires, Ary Chalus semble faire un acte de contrition , à l’instar du chef du gouvernement François Bayrou qui met en lumière une vérité plus large : le pacte républicain autour du travail, de l’effort et de la récompense – autrement dit, la méritocratie – est en péril. En fait, François Bayrou sonne l’alarme économique et budgétaire.

Le premier ministre a estimé que les droits de douane pourraient coûter 0,5 point de croissance à la France. Ce chiffre, qui peut sembler alarmiste, prépare les esprits à de nouveaux efforts budgétaires. Et si l’enjeu budgétaire immédiat est de trouver 40 milliards d’euros d’économies pour 2026, dont 8 milliards sur les collectivités locales, la question sous-jacente est tout aussi essentielle : que vaut aujourd’hui l’effort qui sera demandé demain aux Français pour redresser la situation financière du pays dans une société où le mérite semble de moins en moins reconnu ?

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2024, 68,8 % des Français âgés de 15 à 64 ans sont en emploi, un record depuis 1975. Pourtant, ce chiffre reste en deçà de la moyenne de l’OCDE, située à 74 %. La France est ainsi distancée par une majorité de ses voisins, qu’il s’agisse de l’Allemagne, des Pays-Bas, des pays nordiques, ou encore des États-Unis. Les jeunes Français, en particulier, peinent à entrer sur le marché du travail : leur taux d’emploi est de 34,4 %, contre 35,2 % en moyenne dans l’Union européenne. Les seniors ne font guère mieux, freinés par un système de retraite encore trop rigide et une culture du travail vieillissante.

Ce déficit de mobilisation, pointé du doigt par François Bayrou, ne peut être compris sans le mettre en perspective avec une crise plus profonde : celle de la méritocratie. Ce principe, au cœur de l’idéal républicain français, repose sur l’idée que chacun, par son travail et sa persévérance, peut s’élever socialement. Il a nourri des générations entières, convaincues que l’école publique, les concours, le diplôme et l’effort suffiraient à briser les barrières de l’origine sociale. Pourtant, ce rêve semble aujourd’hui largement brisé. Les inégalités scolaires persistent, les élites se reproduisent, les parcours sont figés, et l’ascenseur social semble désormais en panne. Le travail ne garantit plus ni reconnaissance, ni sécurité, ni progrès. Le diplôme ne protège plus du déclassement. Ce constat, amer, est partagé par une majorité de citoyens, y compris dans les territoires ultramarins.

Aux Antilles, cette perte de confiance dans la méritocratie prend un relief particulier. Loin des centres de décision, souvent confrontés à une économie fragile, à un chômage structurel et à des perspectives d’avenir limitées, les jeunes talents antillais se sentent marginalisés. Beaucoup choisissent l’exil vers l’Hexagone ou l’étranger, dans l’espoir de voir leurs compétences mieux reconnues. Ce sentiment d’injustice n’est pas seulement économique : il est aussi culturel, identitaire, politique. Les promesses républicaines d’égalité, de reconnaissance, de mobilité sociale, apparaissent ici comme des slogans vides de sens pour une génération qui peine à s’inscrire dans un récit national collectif.

Mais dans ce tableau sombre, une lueur d’espoir surgit. Elle ne vient pas des politiques traditionnelles ni des institutions, mais d’un bouleversement technologique mondial : l’émergence de l’automatisation de la robotisation et de l’intelligence artificielle. Cette révolution en cours, souvent mal comprise, porte en elle les germes d’une nouvelle forme de méritocratie. Contrairement aux logiques traditionnelles d’ascension sociale, basées sur les diplômes, les réseaux ou les statuts, l’IA repose avant tout sur les compétences, l’initiative individuelle et la capacité à apprendre rapidement. Elle redistribue les cartes du savoir et de la productivité. Elle offre aux plus motivés – qu’ils soient à Paris, Pointe-à-Pitre ou Fort-de-France – les outils pour innover, entreprendre, et exister dans une économie mondialisée et numérique.

Un jeune autodidacte antillais, armé d’un ordinateur et d’une connexion internet, peut aujourd’hui créer une application, former une start-up, collaborer à un projet mondial, publier une recherche, ou vendre un service en ligne. L’IA abaisse les barrières d’entrée, accélère les cycles d’innovation, et met en lumière des talents longtemps invisibles aux yeux d’un système centralisé. Si l’accès à la formation et aux infrastructures numériques est garanti, elle peut devenir un puissant levier d’émancipation pour les territoires d’outre-mer, longtemps relégués aux marges de l’innovation. Ce n’est pas une utopie : c’est un enjeu stratégique.

Bien sûr, les défis sont immenses. L’illectronisme, la fracture numérique, les inégalités d’accès à la formation et au financement freinent encore cette dynamique. L’État et les collectivités ont un rôle décisif à jouer : investir massivement dans l’éducation, soutenir les écosystèmes numériques locaux, accompagner les talents, créer des passerelles vers les marchés globaux. Il faut également repenser le récit collectif : valoriser l’audace, encourager les initiatives, célébrer les réussites issues des périphéries. L’IA ne sauvera pas à elle seule la méritocratie, mais elle peut en être le catalyseur, si elle est mise au service de l’inclusion.

La France, selon François Bayrou, doit retrouver le goût du travail et de la production. Mais elle ne pourra le faire qu’en réconciliant effort et reconnaissance, mérite et réussite. C’est le sens même du projet républicain. Et les Antilles, grâce à leur jeunesse, leur créativité, leur résilience, pourraient bien devenir des terres pionnières de cette méritocratie nouvelle génération. Encore faut-il oser y croire en dépit des réels dangers pour l’humanité et notamment sur les pertes d’emplois que ferait peser très prochainement l’intelligence artificielle. Et surtout, donner à chacun les moyens d’agir dans le bon sens.

Jean Marie Nol économiste