Le crabe, roi de la semaine sainte aux Antilles : un plat, une histoire, un héritage

— Par Sarha Fauré —

Aux Antilles françaises, et plus particulièrement en Martinique et en Guadeloupe, la célébration de Pâques ne saurait se concevoir sans la présence du crabe. Alors que dans de nombreuses cultures, les fêtes pascales riment avec chocolat et œufs décorés, aux Antilles, c’est le crabe de terre, préparé avec savoir-faire et patience, qui occupe le devant de la scène. Mais cette tradition culinaire, si joyeuse et festive aujourd’hui, prend racine dans une histoire douloureuse, celle de l’esclavage, de la privation… et aussi de la résistance.

Un héritage issu des chaînes de l’histoire

La place centrale du crabe durant la semaine dite « Sainte » remonte à l’époque coloniale, où l’Église catholique imposait aux esclaves africains le strict respect du carême. Durant cette période de quarante jours précédant Pâques, la consommation de viande leur était formellement interdite. Livrés à eux-mêmes, sans moyen ni accès à des aliments nobles, les esclaves durent se tourner vers la nature pour survivre.

Parmi les ressources disponibles, le crabe de terre, abondant dans les mangroves, les champs et les bords de rivière, devint leur principale source de protéines. Il se révélait facile à capturer, à élever, et surtout, il était considéré comme « nourriture maigre » par les colons, ce qui le rendait « acceptable » pendant la période du jeûne religieux.

Ainsi, dans une situation marquée par la contrainte, le crabe est devenu un aliment de subsistance, voire de survie. C’est aussi, déjà à cette époque, un aliment de partage, puisque sa chasse, sa préparation et sa cuisson se faisaient en communauté.

Le rejet, puis le retour d’un symbole

Lorsque l’abolition de l’esclavage est proclamée en 1848, un grand nombre d’anciens esclaves, dans un désir de rupture avec ce passé imposé, rejettent l’idée de consommer du crabe lors des fêtes pascales. Le dimanche de Pâques devient alors une journée de réjouissances où l’on préfère mettre à l’honneur des mets festifs et valorisants, comme le coq ou le mouton, symboles de renouveau et de dignité retrouvée.

Ce n’est que plusieurs décennies plus tard, en 1884, avec la reconnaissance officielle du lundi de Pâques comme jour férié, que le crabe fait son grand retour dans les assiettes antillaises. Cette fois, non pas comme un aliment de misère, mais comme un symbole d’héritage, de mémoire et d’ancrage culturel. Ce retour marque une réappropriation consciente : on ne mange plus du crabe parce qu’on y est contraint, mais par choix, en souvenir de ceux qui, malgré les chaînes, ont su faire face avec courage et inventivité.

Le Matoutou, un plat traditionnel et identitaire

Le plat emblématique de cette période s’appelle le Matoutou (ou Matété en Guadeloupe). Il s’agit d’un ragoût de crabes de terre, mijotés longuement avec des épices locales, du riz, des légumes (notamment ignames, bananes jaunes ou dachines), parfois accompagnés de pois d’Angole. Il existe plusieurs hypothèses sur l’origine du mot « matoutou » : certains le relient au « matoto » caraïbe — une petite table utilisée pour servir les repas —, d’autres à l’« atutu » béninois, un plat à base de crabe et de farine de maïs. Ces deux racines, amérindienne et africaine, résument à elles seules la richesse culturelle du plat.

La préparation du Matoutou, loin d’être anodine, représente un rituel familial et communautaire. Les marmites frémissent dès l’aube, les crabes sont nettoyés, assaisonnés avec soin, cuits à feu doux… Et pendant ce temps, les histoires de famille, les souvenirs, les rires et la mémoire collective se partagent autour du feu ou sur la table de cuisine.

La chasse aux crabes : un savoir-faire transmis de génération en génération

Bien avant le lundi de Pâques, c’est toute une organisation traditionnelle qui se met en place. Car pour cuisiner du bon crabe, encore faut-il le capturer !

Aux Antilles, la chasse aux crabes est une véritable institution. Pratiquée depuis l’époque amérindienne, elle s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui grâce à la transmission intergénérationnelle. Les chasseurs de crabes, appelés krabiyèlè, utilisent des pièges artisanaux nommés zatrap ou ratières, souvent fabriqués en bois de palette. On les place devant les terriers, appâtés avec des fruits comme la canne à sucre ou la goyave.

La chasse se faisait autrefois de nuit, à la lumière de flambeaux — une tradition mentionnée dès le 17e siècle par le père Labat. Aujourd’hui encore, les enfants, souvent dès l’âge de 8 ou 9 ans, apprennent les gestes auprès de leurs aînés : poser les pièges, nourrir les crabes, les purger, les entretenir… Pour certains, c’est aussi une manière d’apprendre la responsabilité, l’autonomie et le lien avec la nature.

Une fête populaire et culturelle

Le crabe occupe une telle place dans l’imaginaire antillais que certaines communes en ont fait un événement majeur, à l’image de Morne-à-l’Eau, en Guadeloupe, autoproclamée « capitale du crabe ». Chaque année, autour du lundi de Pâques, on y célèbre la Fête du Crabe, où traditions culinaires, artisanat local, musique et partage familial sont à l’honneur. On y déguste le crabe sous toutes ses formes : farci, en pâtés, en fricassée, grillé ou mijoté… Chaque famille a sa recette, son savoir-faire, sa fierté.

Une tradition qui unit passé, présent et avenir

À travers le crabe, c’est tout un pan de l’histoire antillaise qui s’exprime. Il est à la fois symbole de survie, mémoire de l’esclavage, marqueur de résistance et de transmission culturelle. Du fond des marmites aux souvenirs racontés autour du feu, le crabe incarne une forme de résilience collective. Ce qui fut un plat imposé est devenu un repas de célébration, un moment de convivialité, de rires, de musique, de souvenirs partagés et de fierté identitaire.

Et qu’on en mange ou pas, une chose est certaine : aux Antilles, Pâques rime avec crabe.