— Par Jean-Marie Nol —
Les Antilles françaises, terres de mémoire et de métissage, ont vu naître deux des courants intellectuels les plus profonds du monde postcolonial : la Négritude, portée par Aimé Césaire , Léopold Léopold Sédar , Léon – Gontran Damas, et la Créolité, défendue notamment par Édouard Glissant, Jean Bernabé et Patrick Chamoiseau. Si ces mouvements se sont d’abord déployés dans le champ littéraire, ils ont très vite pris une dimension politique, en tant qu’idéologies structurantes d’une pensée antillaise en quête de souveraineté culturelle et de reconnaissance. Cependant, à l’heure où les territoires ultramarins sont confrontés à de profondes tensions économiques et sociales, ces grands récits de la réaffirmation identitaire semblent aujourd’hui entrer en décalage avec les réalités concrètes du terrain. En particulier, leur capacité à nourrir un projet d’autonomie économique demeure incertaine.
La Négritude a d’abord constitué une réponse à la négation coloniale de l’humanité noire. Césaire, par sa poésie et ses engagements politiques, entendait réhabiliter une histoire niée, un imaginaire blessé, et surtout une dignité bafouée de l’homme noir . Cette idéologie a posé les jalons d’une conscience politique nouvelle, chez les peuples colonisés, et notamment en Martinique, où elle a nourri la contestation de l’assimilation républicaine. Césaire, en fondant le Parti Progressiste Martiniquais, traduisait cette révolte intellectuelle en une ambition politique d’autonomie, certes modérée, mais profondément enracinée dans une volonté de gouverner selon des logiques propres au territoire antillais.
Quelques décennies plus tard, la Créolité est venue déplacer les termes du débat. Elle ne se fonde plus sur l’unité d’une identité noire, mais sur la pluralité des héritages, sur la complexité née de l’histoire coloniale, de l’esclavage, du métissage et du contact entre les langues. Glissant, avec sa « poétique de la Relation », défend une vision du monde décentrée, sans hiérarchie culturelle, où la diversité est une richesse et non une fragilité. Loin de toute tentation d’un nationalisme fermé, la Créolité propose une forme d’autonomie en réseau, ouverte aux autres » le tout monde » , à l’image d’un archipel relationnel.
Ces deux pensées, dans leur diversité, convergent sur un point : elles refusent la dépendance culturelle et appellent à une souveraineté symbolique. Elles ont en commun cette volonté de sortir de la tutelle idéologique de la métropole, d’affirmer une voix propre, une manière de dire et de penser le monde depuis les Antilles. De là naît une extrapolation politique : un projet d’autonomie enracinée, à la fois identitaire, culturelle et institutionnelle, pensé comme une émancipation douce, non pas dans la rupture brutale, mais dans la redéfinition du lien à la République.
Mais l’autonomie antillaise n’a pas été portée uniquement par des courants littéraires ou poétiques. Une autre matrice doctrinale, plus radicale, a traversé le paysage politique : celle du marxisme-léninisme. Dans les années 60 à 80, des mouvements comme le PCG, le PCM , l’AGEG , l’AGEM , le GONG (en Guadeloupe), l’OJAM ou le PKLS en Martinique ont tenté de structurer une véritable alternative révolutionnaire, en inscrivant la question nationale antillaise dans une analyse de classe et de lutte contre l’impérialisme. L’autonomie, voire l’indépendance, n’était alors pas pensée comme simple expression identitaire, mais comme condition nécessaire à la libération des forces productives locales, à la rupture avec le capitalisme de dépendance, et à la constitution d’un État populaire au service des masses. Cette tentative d’articulation entre décolonisation culturelle et rupture socio-économique révèle que la question autonomiste aux Antilles a aussi des racines idéologiques solides, qui puisent dans la tradition marxiste et tiers-mondiste.
Cependant, même cette voie a rencontré des limites. L’absence de soutien populaire massif, la répression étatique, les divisions internes, mais aussi l’échec d’autres modèles marxistes dans le monde ont contribué à marginaliser ces courants. Aujourd’hui, cette tradition est souvent oubliée ou réduite à une radicalité datée, malgré sa pertinence théorique sur les rapports de domination économique et la critique du néocolonialisme.
En somme, l’autonomie politique et culturelle, aussi riche soit-elle, ne saurait suffire sans autonomie économique.
Pourtant, dans ce contexte de fragilité structurelle, les élus locaux de Guadeloupe et de Martinique réitèrent régulièrement leur volonté d’obtenir un statut d’autonomie renforcée, voire spécifique, à travers les dispositions offertes par l’article 74 de la Constitution. Cette revendication, bien que légitime dans sa quête de reconnaissance et de pouvoir d’action, semble se heurter à une double contradiction. D’une part, elle repose encore trop souvent sur une base idéologique héritée – Négritude, Créolité, marxisme-léninisme – dont l’efficacité politique concrète semble aujourd’hui obsolète, tant les enjeux ont changé. D’autre part, elle néglige les réalités nouvelles qui pèsent sur l’avenir de ces territoires.
Car les défis du XXIe siècle sont d’une nature inédite : réduction de la dépense publique imposée par les contraintes budgétaires de l’État, désengagement progressif de certaines missions régaliennes, endettement croissant et difficultés financières structurelles des collectivités locales, déjà incapables de financer les compétences actuelles, encore moins de supporter des charges nouvelles sans moyens financiers accrus. À cela s’ajoutent deux bouleversements majeurs : le changement climatique, qui menace les économies insulaires dans leur cœur vital (agriculture, littoral, tourisme), et la révolution technologique portée par l’intelligence artificielle, qui va reconfigurer les modèles économiques, les filières de formation, et les équilibres du travail aux Antilles .
Ces mutations imposent une lucidité nouvelle. Toute demande d’autonomie institutionnelle doit désormais se fonder sur une analyse rigoureuse des capacités locales à répondre à ces défis globaux, et sur une stratégie anticipatrice d’adaptation, de transformation et de résilience. Sans cela, l’autonomie risque de se réduire à un transfert de responsabilités sans moyens, voire à une impasse politique où les collectivités deviendraient dépositaires d’un pouvoir qu’elles ne pourraient assumer.
Dans cette perspective, il devient urgent de sortir d’une approche strictement mémorielle ou idéologique de la question autonomiste, pour poser avec clarté les termes d’une autonomie économique pragmatique et opératoire. Car l’autonomie n’est crédible que si elle se traduit par une capacité à produire, à échanger, à innover, à répondre aux besoins fondamentaux des populations. Tant que l’économie locale restera fondée sur l’importation massive, la dépendance aux aides publiques, et la faiblesse des filières de transformation, toute perspective d’émancipation politique restera une illusion.
Penser l’autonomie économique, c’est d’abord assumer le défi de la souveraineté productive : revitaliser l’agriculture, investir dans la transition énergétique et dans l’économie circulaire, développer une industrie agroalimentaire légère adaptée aux réalités insulaires, ou encore favoriser les circuits courts. C’est aussi renforcer les capacités institutionnelles locales pour construire une gouvernance adaptée aux enjeux environnementaux, sociaux et démographiques spécifiques. Enfin, c’est inscrire les Antilles dans une dynamique d’intégration régionale, non plus subie mais choisie, en tissant des partenariats durables avec les pays voisins de la Caraïbe et de l’Amérique du Sud.
Cette autonomie économique ne suppose pas nécessairement une rupture brutale avec la République, mais une redéfinition des rapports de dépendance. Elle exige des outils de pilotage propres, des politiques publiques différenciées, un véritable pouvoir d’agir localement. Elle appelle aussi à une prise de conscience collective : sans volonté de produire ici, de penser ici, et d’investir ici, aucune forme d’émancipation ne sera viable.
L’avenir de l’autonomie antillaise ne peut donc reposer uniquement sur la mémoire de ses penseurs ni sur la nostalgie des luttes sociales passées. Il dépend désormais de la capacité à traduire l’idéal d’émancipation en économie réelle, en justice sociale, en résilience territoriale. Il est temps, enfin, de passer de l’autonomie politique à la stratégie économique de développement .
» Ray chien di dan’ ay blan » .
– traduction littérale : Tu peux hair le chien mais dit que ces dents sont blanches.
– moralité : L’honnêteté de reconnaître que les temps ont changé est la première des vertus !
Jean-Marie Nol, économiste