Homo subscriptor : sommes-nous devenus prisonniers de nos abonnements ?

— Par Grégory Vanel (*) —

Homo subscriptor, ce néologisme est apparu récemment dans la presse internationale, notamment espagnole. Il désigne l’individu moderne dont la vie quotidienne est structurée autour de multiples abonnements à des services numériques. De la musique en streaming à la livraison de repas, en passant par les plates-formes de vidéo à la demande, Homo subscriptor incarne une nouvelle ère de consommation, fondée sur des paiements récurrents. Dernier avatar d’Homo numericus, popularisé par Daniel Cohen – l’individu dont la vie est profondément influencée par les technologies numériques –, Homo subscriptor voit sa dépendance aux abonnements numériques accrue.

L’avènement d’Homo subscriptor pourrait marquer le stade ultime du capitalisme numérique. La valeur résiderait moins dans la possession que dans l’accès continu aux ressources numériques. Ce phénomène appelle à une réflexion approfondie sur nos relations à la technologie. Il pose même la question de l’équilibre entre les avantages de l’accès illimité et la préservation de notre liberté.

3,2 abonnements numériques par ménage français

En France, la tendance vers les abonnements numériques est particulièrement marquée. En moyenne, chaque ménage français possède 3,2 abonnements numériques, pour un montant d’environ 65 € par mois, devant l’Espagne (60 €), l’Allemagne (57 €) ou l’Italie (50 €), mais encore derrière le Royaume-Uni (68 €). Ce marché devrait dépasser les 10,31 milliards d’euros cette année, alors que 57 % des Français accepteraient même de payer 20 € de plus par mois pour un service d’abonnement universel.

Cette statistique illustre l’omniprésence des services d’abonnement dans la vie quotidienne. Les services de streaming comme Netflix et Disney+, les plateformes de musique comme Spotify et Deezer, ainsi que les abonnements à des services de livraison comme Uber Eats et Deliveroo, sont devenus des éléments essentiels du quotidien. Les abonnements à des services de fitness en ligne, comme les applications de yoga ou de coaching sportif, ont également gagné en popularité. Les services de transport comme les vélos en libre-service comme le Vélib’ à Paris ou les trottinettes électriques comme Lime et Bird fonctionnent également sur un modèle d’abonnement.

Accès continu à un service

Cette multiplication des abonnements témoigne d’un changement profond dans les habitudes de consommation : l’accès continu à des services prévaut désormais sur la possession de biens matériels. Mais celui-ci n’est qu’une redécouverte d’un modèle de tarification apparu au XVIIe siècle dans l’édition en Angleterre. Il est popularisé en France à la fin du XIXe siècle par Jacques Crespin (1824-1888).

 » >Vue de l’intérieur du Palais de la nouveauté de Paris au XIXᵉ siècle
Jacques Crespin crée le Palais de la nouveauté à Paris, en proposant à ses clients l’achat à crédit d’un objet par abonnement. Wikimedia, FAL

Le créateur du Palais de la nouveauté dans le quartier de Barbès à Paris introduisit l’extension de la vente « à tempérament » – vente à crédit avec assurance – à des objets du quotidien comme les vélos. Un moyen habile de lever le frein à la consommation des classes populaires. Ce modèle de tarification s’est par la suite imposé, après-guerre, dans les services comme l’énergie, la téléphonie ou les industries culturelles, souvent fourni par des opérateurs publics en situation de monopole.

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Liberté illusoire

Le modèle d’abonnement offre une liberté apparente aux consommateurs, avec la possibilité de résilier à tout moment. Il permet aussi d’accéder à une vaste gamme de contenus ou de services pour un coût défini à l’avance. Cependant, cette liberté est souvent illusoire. Les entreprises utilisent des techniques de « lock-in » pour fidéliser leurs clients ; elle rend plus difficile le passage, qui serait plus coûteux, à un concurrent que de rester abonné.

Les abonnements à des services de streaming comme Netflix ou Spotify sont conçus pour créer une dépendance. Leurs algorithmes de recommandation s’adaptent aux préférences de l’utilisateur et certains contenus exclusifs ne sont disponibles que sur leur plateforme.

La multiplication des abonnements peut également entraîner une “fatigue de l’abonnement” et des coûts cumulés importants. Les consommateurs se retrouvent avec de nombreux abonnements qu’ils utilisent peu ou pas du tout, mais qu’ils continuent de payer par commodité ou par oubli. Aujourd’hui, dans un contexte de ralentissement économique, près d’un quart des abonnés en ligne français admet avoir eu recours au piratage.

Trop de services ? Trop d’applications inutilisées ? Trop chères ? Les raisons sont nombreuses de perdre Homo subscriptor dans la jungle numérique.

Verrouillage numérique

Cette situation crée une forme de dépendance technologique et financière dans laquelle les consommateurs sont verrouillés au sein d’un écosystème de services numériques. Ce verrouillage peut être vu comme une forme de contrôle économique, où quelques entreprises dictent les termes de la consommation, et désormais de la production, à travers la généralisation de l’économie de la tâche.

Dans ce type d’économie, l’individu n’offre pas sa force de travail sous la protection d’un contrat de travail, en contrepartie d’une soumission à l’entreprise. Il l’offre via un contrat commercial avec une plateforme, corrélé à des conditions de travail dégradées et une rémunération plus faible.

L’accumulation d’abonnements en tout genre fait apparaître, pour les consommateurs, une forme nouvelle de dépenses contraintes, qui s’ajoute aux dépenses habituelles pré-engagées ou aux remboursements d’emprunts. Dans un contexte de hausse des prix, Homo subscriptor est donc de plus en plus libre de ses choix, mais uniquement à l’intérieur de plateformes ayant de plus en plus d’emprise sur lui. Une forme de liberté surveillée et fortement encadrée.

En outre, la collecte massive de données personnelles soulève des questions de confidentialité et de sécurité, accentués par les décisions récentes de l’administration Trump. Les scandales récents concernant l’utilisation des données personnelles par certaines grandes entreprises technologiques ont mis en lumière ces préoccupations.

Un défi plus qu’une opportunité

Homo subscriptor représente à la fois une opportunité et un défi pour notre société. Si le modèle d’abonnement offre des avantages indéniables en matière de convenance et de personnalisation, il pose également des questions cruciales sur la dépendance technologique, la confidentialité des données, et les inégalités d’accès.

Pour que cette nouvelle ère du capitalisme numérique soit bénéfique à tous, il est essentiel de mettre en place des régulations adaptées et de promouvoir une utilisation éthique des technologies. L’avenir d’Homo subscriptor dépendra de notre capacité à résoudre ces défis avec discernement et responsabilité. Notamment dans un contexte marqué par l’alliance entre les géants de la Tech et les régimes illibéraux ou non démocratiques.

À propos de l’auteur : Grégory Vanel. Professeur Associé, Grenoble École de Management (GEM).
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Source : WeDemain