La Guadeloupe  face au péril du naufrage scolaire et à l’affaiblissement culturel et intellectuel

— Par Jean-Marie Nol —

À la rentrée 2025, l’académie de Guadeloupe prévoit la suppression de 89 postes d’enseignants, répartis entre 22 dans le premier degré et 67 dans le second degré. Cette décision est justifiée par une baisse continue des effectifs scolaires, estimée à 1 687 élèves en moins (-2,3 %) pour cette rentrée, s’inscrivant dans une tendance de diminution de 21,5 % sur les dix dernières années, soit près de 20 000 élèves en moins.

Les syndicats d’enseignants et les fédérations de parents d’élèves expriment leur opposition à ces suppressions, arguant que la baisse démographique ne devrait pas servir de prétexte à des coupes budgétaires. Ils estiment que cette situation devrait plutôt être l’occasion de réduire le nombre d’élèves par classe et d’améliorer les conditions d’apprentissage. Ils craignent également que ces suppressions n’entraînent une augmentation du nombre d’élèves par classe, compliquant le suivi pédagogique. Ces organisations ont adressé des courriers aux autorités académiques et politiques, réclamant un moratoire sur ces suppressions et sollicitant une concertation pour évaluer précisément les besoins du territoire.

Le rectorat, de son côté, assure que malgré ces suppressions, le taux d’encadrement des élèves sera maintenu, voire amélioré. La rectrice de l’académie de Guadeloupe, Christine Gangloff-Ziegler, souligne que la réduction des postes est proportionnelle à la baisse des effectifs, et que des mesures seront prises pour assurer la qualité de l’enseignement.

Au niveau national, le gouvernement avait initialement prévu la suppression de 4 000 postes d’enseignants dans le projet de loi de finances 2025, une mesure qui a suscité de vives réactions de la part des syndicats et des acteurs du système éducatif. Cette décision est perçue comme une réponse à la baisse démographique, mais elle soulève des inquiétudes quant aux conditions de travail des enseignants et à la qualité de l’enseignement.En parallèle, les collectivités territoriales, confrontées à des contraintes budgétaires accrues en raison de la hausse des coûts de l’énergie et de l’inflation, envisagent des réductions des budgets alloués aux établissements scolaires. Par exemple, le département du Nord a voté une réduction de 30 % des dotations pour ses collèges, économisant ainsi plus de 10 millions d’euros. Ces baisses budgétaires pourraient affecter les conditions d’enseignement et les projets pédagogiques.

En somme, la rentrée 2025 en Guadeloupe s’annonce marquée par des tensions avec cette grève déclenchée à l’encontre des autorités académiques, les syndicats d’enseignants et les parents d’élèves, chacun exprimant des préoccupations légitimes quant aux suppressions de postes et à leurs conséquences sur la qualité de l’enseignement Et pourtant, il fut un temps où l’éducation représentait un espoir, une promesse d’ascension sociale et d’émancipation. Aux Antilles, où l’histoire est marquée par la résilience face à l’adversité, l’école a longtemps été un refuge, un levier pour échapper aux déterminismes sociaux et économiques. Mais aujourd’hui, cette institution vacille, emportée par des vents contraires d’une intensité redoublée. Si la jeunesse de la France hexagonale est confrontée à un déclin préoccupant des compétences fondamentales, aux Antilles, ce phénomène prend une ampleur presque dramatique, exacerbée par des facteurs propres à l’histoire et à la réalité socio-économique de ces territoires.L’échec scolaire massif constitue une bombe à retardement. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : près de 40 % des jeunes en Guadeloupe et en Martinique sont en situation d’illettrisme fonctionnel. Ce taux, bien supérieur à celui observé en métropole, illustre une défaillance structurelle où l’école peine à remplir son rôle de transmission du savoir. Loin de se limiter à un simple retard scolaire, cette situation traduit une rupture plus profonde, un affaiblissement des bases mêmes de la pensée et de la structuration intellectuelle.

L’échec scolaire massif constitue une bombe à retardement.

Nous sommes en présence d’une désorganisation mentale progressive de la société antillaise qui a fini par briser ses ressorts scolaires , intellectuels et culturels. Comment on explique la disparition en moins de deux générations, d’élites intellectuelles antillaises, et pourquoi on a pu niveler la pensée vers le bas à ce point ?

Ce phénomène est certainement en grande partie lié à la montée de l’échec scolaire mais également à une rupture provoquée par l’apparition des réseaux sociaux et aussi à la plus grande liberté d’expression débridée de chaque personne.

Et je repense à cette citation d’Umberto Eco : « Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui avant, ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui, ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel ».

Il n’existe plus de lieux féconds de production de la pensée en Guadeloupe et en Martinique. À partir de ce moment-là, il est difficile d’avoir une pensée constructive, intégrant l’avenir. Dans ces situations, le retour au passé, à la tradition, est toujours une tentation alors qu’il s’agit de penser le présent et d’imaginer le futur.

La société antillaise se trouve à un tournant critique, confrontée à une crise éducative et intellectuelle d’une ampleur inédite. Jadis perçue comme un outil d’émancipation et un levier d’ascension sociale, l’école vacille aujourd’hui sous le poids d’un échec scolaire massif, d’une perte de repères et d’une déstructuration de la pensée.

Loin d’être un accident isolé, ce phénomène s’inscrit dans une dynamique plus large, où la pensée semble progressivement désertée au profit d’une culture de l’instantanéité et de la superficialité.

Les nouvelles technologies jouent un rôle paradoxal dans cette déstructuration. Alors qu’elles devraient faciliter l’accès à la connaissance, elles agissent bien souvent comme des agents de distraction massive. Aux Antilles, où l’addiction aux écrans est particulièrement marquée, les jeunes grandissent dans un univers où les phrases se résument à des abréviations, où les échanges se réduisent à des émojis et où la pensée critique se dilue dans un flot ininterrompu de contenus éphémères. Cette surexposition au numérique fragmente l’attention, érode la capacité à structurer une réflexion et transforme l’acte même de penser en un exercice laborieux. Loin de favoriser l’apprentissage, ces outils transforment progressivement la jeunesse en spectatrice passive d’un monde qu’elle ne comprend plus totalement.

L’école antillaise, déjà affaiblie par des conditions matérielles souvent précaires et une pénurie chronique de moyens, peine à résister à cette vague déstructurante. Les enseignants, en première ligne de cette crise, constatent chaque jour les ravages d’un système qui ne parvient plus à remplir sa mission. Les élèves arrivent en classe sans véritable maîtrise de la lecture, peinent à structurer une pensée cohérente et éprouvent des difficultés à rédiger un texte suivi. L’écriture manuscrite, qui imposait autrefois un rythme à la réflexion et obligeait à organiser ses idées, disparaît progressivement au profit du tout-clavier, condamnant ainsi les nouvelles générations à une forme d’appauvrissement cognitif.

Loin d’être un simple problème éducatif, cet effondrement des compétences s’accompagne d’une crise civilisationnelle plus large. Il n’existe pratiquement plus de lieux de production intellectuelle féconds en Guadeloupe et en Martinique. Le débat d’idées s’est atrophié, remplacé par une surenchère d’opinions déstructurées qui alimentent la confusion plutôt que la réflexion. Dans ce climat, les références intellectuelles se diluent et la pensée critique s’éteint, laissant place à un nivellement par le bas préoccupant. La scène universitaire elle-même ne semble pas épargnée par ce phénomène. Les référentiels pédagogiques sont accusés de se conformer à une logique de simplification excessive, privant les étudiants des outils nécessaires pour comprendre la complexité du monde.

Ce vide intellectuel et culturel crée un terrain propice aux manipulations idéologiques. Dans une société marquée par des incertitudes croissantes – insécurité, crise identitaire, difficulté à résoudre les conflits sociaux –, l’absence de repères solides rend la population plus vulnérable aux discours radicaux. Certains activistes et syndicalistes n’hésitent pas à exploiter ce climat pour imposer des visions manichéennes du monde, où la lutte des races se substitue progressivement à la lutte des classes. Ce glissement idéologique alimente des divisions profondes et empêche toute réflexion constructive sur les véritables enjeux de société.

Loin de chercher à imaginer l’avenir, la société antillaise semble enfermée dans une quête identitaire stérile. Le thème de l’identité culturelle, omniprésent dans les débats, devient un refuge face à l’incertitude, mais aussi un frein à l’évolution intellectuelle. Plutôt que de se tourner vers le passé ou de s’accrocher à des modèles révolus, il est urgent de repenser les fondements de la pensée antillaise et de redonner à la jeunesse les moyens de se projeter dans le futur avec lucidité et ambition.

La responsabilité de cette situation ne peut être imputée uniquement à l’école ou aux nouvelles technologies. C’est toute une dynamique sociale et politique qui est en jeu. L’absence de projet collectif clair empêche la société antillaise de se renouveler et d’accompagner ses jeunes vers un avenir porteur de sens. À quoi bon s’investir dans l’apprentissage lorsque l’horizon semble condamné à la précarité et à l’exclusion ? Comment espérer voir émerger de nouvelles élites intellectuelles lorsque les conditions même de la réflexion disparaissent ?

Face à cette crise, les politiques publiques peinent à apporter des réponses adaptées. Les réformes éducatives successives, souvent calquées sur des modèles hexagonaux, ne tiennent pas compte des spécificités locales et ne répondent pas aux véritables besoins des élèves. L’enseignement manque de moyens, mais aussi d’une vision cohérente qui permettrait de réhabiliter l’effort intellectuel et de redonner aux jeunes le goût de la connaissance. Pourtant, il y a urgence. Une société qui abandonne sa jeunesse à l’échec scolaire et à la désillusion se condamne à l’effondrement.

Ce qui se joue aujourd’hui n’est rien de moins que l’avenir de la société antillaise elle-même. L’éducation n’est pas qu’une affaire de transmission de savoirs ; elle est la clé de la construction de citoyens éclairés, capables de comprendre le monde et d’y trouver leur place. Si cette mission échoue, si la pensée continue à se déliter, alors l’histoire retiendra cette époque comme celle où une société a sciemment renoncé à son propre avenir.

« Fè bon travay lékol, sa ké sèvi-w pli ta. »

traduction littérale : Travaille bien à l’école, ça te servira plus tard.

Jean Marie Nol économiste