Le délitement de la société antillaise, conséquence de la crise existentielle en France hexagonale !

— Par Jean-Marie Nol —
Le délitement de la société antillaise trouve aujourd’hui son explication dans un phénomène insidieux et profondément enraciné : le vide existentiel qui s’installe  de manière progressive en France hexagonale . Près de 80 ans après la départementalisation, la Guadeloupe et la Martinique traversent une mutation sociale majeure découlant de la transformation disruptive de de société française , marquée par une crise du sens, une montée des addictions, une violence accrue et un exil massif des jeunes générations. Ce constat alarmant n’est pas un simple phénomène conjoncturel, mais le résultat d’une évolution lente et complexe, où se mêlent modernité, individualisation et effritement des liens sociaux.

La départementalisation, promulguée en 1946, a marqué un tournant dans l’histoire des Antilles françaises. Elle a amorcé une transformation profonde de la société, rompant en partie avec les structures coloniales d’antan et intégrant progressivement ces territoires dans le modèle républicain français. Pendant les Trente Glorieuses, l’élévation du niveau de vie, la mise en place de l’État providence et l’essor du salariat ont contribué à réduire les inégalités qui, au XIXe siècle, étaient extrêmement marquées. Une nouvelle classe moyenne est apparue avec le développement de la fonction publique et de son corollaire de la hausse du niveau de vie, et les Antillais sont devenus majoritairement urbains. Parallèlement, de nouvelles pratiques culturelles et de nouveaux modes de vie ont émergé, éloignant progressivement les individus des structures traditionnelles de solidarité, fondées sur la famille élargie et les communautés locales.

Cependant, ce développement s’est accompagné d’effets pervers, parmi lesquels une dépendance économique et financière accrue à l’État et une fragilisation du lien social. L’évolution vers une société plus individualiste s’est traduite par une montée de l’instabilité familiale avec une forte recrudescence des divorces et séparations de couples, un affaiblissement des solidarités intergénérationnelles et une perte de repères collectifs. Aujourd’hui, la solitude est devenue un phénomène massif, notamment chez les hommes mais surtout chez les femmes, de plus en plus nombreuses à élever seules leurs enfants, et chez les personnes âgées dont beaucoup sont aujourd’hui sûrs de sombrer dans l’isolement, confrontées à l’exil de leurs enfants et à l’illectronisme.

Dans ce contexte, le vide existentiel importée de la France hexagonale s’est imposé comme une nouvelle réalité sociale aux Antilles . Il ne s’agit pas seulement d’un sentiment de solitude ou d’ennui passager, mais d’une crise profonde du sens, caractérisée par un sentiment de non-appartenance, une aliénation persistante définie autrefois par frantz Fanon, et une perte de direction. Lorsque les anciens schémas mentaux deviennent obsolètes et que les repères collectifs disparaissent, l’individu se retrouve face à un gouffre existentiel, incapable de se projeter dans l’avenir. Ce phénomène touche particulièrement la jeunesse, qui, privée de perspectives d’une éducation solide, d’emploi stable et d’un projet de société fédérateur, oscille entre départ sans retour au pays, désenchantement, violence et quête effrénée de sens à travers des pratiques addictives . L’exemple le plus patent de ce délitement de la société antillaise avec une extrapolation de la crise existentielle nous est donné à voir avec la récente crise de la vie chère. Les récents événements violents aux Antilles – émeutes, pillages et destructions massives d’entreprises lors de la crise de la vie chère – ne sont pas seulement des manifestations ponctuelles de colère sociale. Ils traduisent un malaise profond des jeunes qui s’inscrit dans un processus de délitement de la société antillaise, marqué par une crise existentielle , une perte de repères collectifs et un terreau de frustrations idéologiques et identitaires accumulées.

Depuis plusieurs décennies, les Antilles françaises sont confrontées à une série de crises qui, loin d’être isolées, révèlent une lente désagrégation du tissu sociétal .

Le chômage endémique, la précarisation de l’emploi, la vie chère et l’absence de perspectives pour une partie de la population – notamment les jeunes – nourrissent un sentiment d’injustice et d’exclusion. La crise de la vie chère est le catalyseur d’un ressentiment bien plus ancien, cristallisé autour de la dépendance économique à la métropole, du sentiment d’abandon par l’État et d’une inégalité de richesses structurelle persistante entre les Antilles et l’Hexagone.
Dans ce contexte, la violence des récentes émeutes ne peut être réduite à une simple réaction contre l’inflation ou les prix des carburants. Elle est le symptôme d’une société en crise, où une partie de la population, privée de perspectives, ne trouve plus d’autres moyens d’expression que la destruction des symboles de la société de consommation. Les pillages et les incendies d’entreprises accompagnés de destructions d’emplois traduisent une rupture avec l’idée même de construction collective et de responsabilité envers la communauté.

C’est là le résultat d’un sentiment d’abandon du national et une perte de confiance dans les institutions locales.

Les Antilles connaissent depuis des décennies une relation ambivalente non seulement avec l’État français mais également avec les élus locaux . D’un côté, une forte dépendance aux aides sociales et aux subventions publiques ayant entraîné l’assistanat ; de l’autre, un ressentiment croissant face à une administration politique de proximité perçue comme distante et déconnectée des réalités locales. Cette tension nourrit une défiance généralisée envers les institutions, qu’il s’agisse du gouvernement, des collectivités locales ou même des syndicats et des partis politiques traditionnels ou même nationalistes.

Le délitement social se manifeste ici par un rejet de toute forme d’autorité légitime. Lors des émeutes, les forces de l’ordre sont prises pour cible, les symboles de l’économie locale sont saccagés, et même les commerces de proximité, pourtant tenus par des Antillais, ne sont pas épargnés. Cela traduit une absence de repères, un rapport distordu à la communauté et une crise de l’identité collective.

Un autre facteur clé du délitement de la société antillaise réside dans l’exode massif des jeunes générations. Beaucoup quittent la Guadeloupe et la Martinique pour poursuivre leurs études ou chercher un emploi en France et maintenant surtout à l’étranger notamment au Canada , laissant derrière eux un territoire où la population vieillit et où les perspectives de renouvellement économique s’amenuisent. Ce départ prive la société antillaise d’une part essentielle de sa force vive, mais il crée aussi une fracture générationnelle, et aussi avec la diaspora antillaise.

Ceux qui restent sont souvent confrontés à des choix restreints : un marché de l’emploi saturé, des salaires bas par rapport au coût de la vie, et peu d’opportunités de mobilité sociale. Cette frustration, combinée à un sentiment d’enfermement sur des îles où l’horizon semble bouché, alimente un climat de tension et de désillusion.

Nul doute que la perspective prochaine de la montée exponentielle des violences sera inévitable dans l’avenir proche avec  l’érosion du lien social et la destructuration sociétale actuelle .

La montée des violences, qu’elles soient urbaines, intrafamiliales ou liées à la criminalité notamment avec l’explosion du narco-traffic , est un autre symptôme du délitement social. Aux Antilles, les chiffres de la criminalité sont préoccupants, notamment en matière d’homicides par armes à feu et de trafics en tout genre. L’émeute devient alors une forme d’exutoire, une manière pour certains de s’approprier violemment ce qu’ils estiment leur être refusé par un système perçu comme inégalitaire.

Mais cette explosion de violence traduit surtout un affaiblissement du lien social. Autrefois fondée sur des structures familiales élargies et des solidarités communautaires, la société antillaise connaît aujourd’hui un éclatement de ces repères traditionnels. La montée de l’individualisme, l’influence de la culture de consommation et l’impact des réseaux sociaux façonnent un rapport au monde où la satisfaction immédiate prime sur la construction à long terme.

En réalité, l’on est confronté à une quête de sens dans un monde en mutation. Derrière ces tensions sociales et ces violences, c’est bien une crise existentielle qui se joue. Que signifie être Antillais aujourd’hui ? Quelle place pour l’identité locale dans un monde globalisé ? Quel avenir pour ces territoires dans un cadre économique dominé par la dépendance à la France hexagonale et les nouveaux enjeux géopolitiques de la mondialisation ?

Ces questions restent largement sans réponse, et c’est en partie cette incertitude qui nourrit la colère et l’instabilité. L’absence de projets collectifs fédérateurs, de récits mobilisateurs et d’une vision partagée de l’avenir contribue à un sentiment d’errance, où chacun tente de survivre dans un cadre perçu en même temps comme sécurisant pour la classe moyenne, mais hostile et sans perspectives pour les laissés pour compte du système notamment une fraction marginale de la jeunesse.

Si la répétition des émeutes et des crises sociales semble , à notre sens, inévitable à court terme, elle n’est pas une fatalité. Pour sortir de cette spirale du délitement, il est essentiel de reconstruire du sens, de redonner aux jeunes des perspectives réelles et de restaurer la confiance dans le collectif en procédant à la réforme prudente des institutions step by step.

Cela passe au préalable par une refonte du modèle économique, pour favoriser l’autonomie économique et la création d’emplois locaux. Cela implique aussi de réinventer le lien social, en valorisant les initiatives communautaires et les formes de solidarité adaptées aux réalités antillaises. Enfin, cela nécessite un nouveau récit national beaucoup plus crédible, une redéfinition de l’identité antillaise qui ne soit ni enfermée dans un passé douloureux et idéalisé ni déconnectée des enjeux contemporains.

Les émeutes récurrentes ne sont pas seulement des crises de la vie chère et des tensions identitaires . Elles sont les symptômes d’une société en quête de sens, à la croisée des chemins entre effondrement et réinvention. Le défi est immense, mais il appartient aux Antillais eux-mêmes de décider de la direction à prendre avec la réinvention de la valeur travail en France comme aux Antilles.

Le travail, autrefois structurant et porteur de reconnaissance sociale, a lui aussi perdu de sa centralité. En 1985, 60 % des Français considéraient le travail comme essentiel à leur vie ; en 2024, ils ne sont plus que 25 %. Pourtant, paradoxalement, la quête de sens au travail n’a jamais été aussi forte. La montée du télétravail, les nouvelles formes de précarité et l’épuisement psychologique ont contribué à intensifier la crise existentielle. Selon une étude de 2023, seulement 48 % des Français se considéraient en bonne forme mentale et physique, un chiffre révélateur d’un climat général d’anxiété et de fragilité. C’est là le début de la crise existentielle en France hexagonale.

Aux Antilles, cette crise du sens se double d’un sentiment d’isolement, d’un exil intérieur où l’individu peine à se situer entre son identité culturelle et son appartenance à une société globalisée. L’héritage colonial, encore prégnant dans les imaginaires, et la persistance des fractures sociales et économiques alimentent cette sensation d’être en marge, ni tout à fait intégré à la modernité occidentale, ni pleinement ancré dans un socle culturel stable.

Face à ce vide existentiel, la question du changement social se pose avec acuité. Quels sont les leviers politiques à activer pour enrayer cette spirale de non-sens ? Comment reconstruire un tissu social solide avec une nouvelle ère économique , capable de redonner aux individus un sentiment d’appartenance et un horizon commun ? Si l’on en croit les sciences sociales, six grands facteurs influencent le changement : la démographie, le progrès technique, le développement économique, les valeurs culturelles et idéologiques, l’innovation et les conflits sociaux. Tous ces éléments sont aujourd’hui en mutation aux Antilles, mais encore faut-il qu’ils s’inscrivent dans un projet de société porteur de sens. Mais force est de constater que l’on n’en prends pas le chemin. L’irruption de la crise existentielle en France trouve en partie ses racines dans la transformation radicale du monde du travail et des rapports sociaux sous l’effet du numérique, de la digitalisation, de l’automatisation et de l’intelligence artificielle (IA). Ces évolutions, qui constituent une véritable nouvelle ère économique, ont bouleversé les repères traditionnels, amplifié l’individualisation et généré un profond sentiment de perte de sens chez de nombreux individus. Cela va très vraisemblablement provoquer une forte recrudescence des troubles psychiques aux Antilles dans les années qui viennent.

Pendant des décennies, le travail a structuré la société et l’identité individuelle. Il était un facteur d’intégration, une source de reconnaissance sociale et un vecteur de stabilité. Or, la digitalisation et l’automatisation ont transformé cette réalité. De nombreux emplois traditionnels ont disparu ou sont devenus précaires sous l’effet de la robotisation et des plateformes numériques. Le télétravail, bien que porteur de flexibilité, a également contribué à un isolement croissant des salariés, réduisant les interactions sociales et affaiblissant la dimension collective du travail. Paradoxalement, alors que le travail est perçu comme de moins en moins central dans la vie des Français jamais la quête de l’absence de sens dans l’emploi n’a été aussi forte chez les jeunes des Antilles. Force est de souligner que bon nombre d’entre eux ne veulent tout simplement pas travailler. Pour les autres notamment de la génération Z, beaucoup se sentent désengagés, car leurs tâches sont de plus en plus automatisées ou contrôlées par des algorithmes, réduisant leur autonomie et leur créativité. La perte de contrôle sur son propre travail engendre un sentiment d’aliénation et d’inutilité, alimentant un phénomène de déportation aux Antilles de la crise existentielle.

Le numérique a également imposé un rythme effréné au quotidien. L’hyperconnexion, la surcharge informationnelle et la pression de la réactivité ont engendré une fatigue mentale généralisée. Dans une société où tout va plus vite, où les innovations se succèdent à une cadence infernale, beaucoup éprouvent un sentiment de perte de repères. Et là réside le danger d’une disruption de la société antillaise. L’incapacité à suivre ce rythme peut conduire à une impression d’obsolescence personnelle et collective , renforçant l’anxiété et le mal-être. Cette accélération permanente s’accompagne d’une superficialité croissante des interactions humaines. Les réseaux sociaux, bien qu’ils donnent l’illusion d’une hyper-socialisation, favorisent en réalité des relations éphémères et déconnectées de la réalité. Le « like », le commentaire rapide et la consommation passive de contenus remplacent les véritables échanges, renforçant le sentiment de solitude et d’isolement.

L’automatisation et l’IA ne se contentent pas de transformer le travail, elles redéfinissent aussi les normes sociales et les valeurs. Les modèles traditionnels d’autorité, de transmission du savoir et de reconnaissance sont bouleversés. Les nouvelles générations évoluent dans un monde où les figures de référence sont éclatées et où la valeur du mérite est remise en cause par des algorithmes qui décident à leur place. Cette perte de repères se traduit aussi dans le rapport au savoir et à la vérité. L’IA générative et la prolifération de l’information numérique rendent plus difficile la distinction entre le vrai et le faux, ce qui alimente une insécurité cognitive. Si tout est incertain, alors que croire ? Comment construire une identité stable dans un monde où les certitudes d’hier s’effondrent ?

Avec l’IA, une partie des tâches intellectuelles est désormais déléguée à des machines. Les recommandations algorithmiques façonnent nos choix culturels, nos opinions et même nos relations sociales. Cette externalisation de la pensée contribue à une forme de déresponsabilisation des intellectuels antillais et à une perte de maîtrise sur sa propre existence. L’être humain a besoin de se sentir acteur de sa vie, de ses décisions, de ses choix. Mais lorsque l’IA devient omniprésente, lorsque les algorithmes devinent nos désirs avant même que nous les formulions, où est la place de la capacité de penser avec l’absence de volonté individuelle ? Cette dilution de la souveraineté personnelle alimente une crise existentielle profonde : si tout est prédéterminé par les responsables politiques de la France , si nos actions politiques sont guidées par des calculs invisibles, alors que reste-t-il du libre arbitre et du sens de nos choix en matière de changement économique et social ?

Enfin, la montée en puissance de l’intelligence artificielle soulève une question fondamentale : quelle est encore la spécificité de l’être humain ? Si des machines peuvent créer, diagnostiquer, écrire, composer de la musique et même interagir émotionnellement, quelle est notre place dans ce nouvel ordre technologique ? Ce questionnement existentiel rejoint une inquiétude plus large qui est celle du changement climatique : celle d’une humanité qui perd le contrôle sur son avenir. La peur d’un avenir où l’homme ne serait plus qu’un rouage secondaire avec les conséquences du dérèglement climatique et d’un système dominé par des machines , et tout ça est un facteur anxiogène majeur. La crise existentielle actuelle en France hexagonale est donc aussi une crise ontologique aux Antilles : qui sommes-nous à l’ère du numérique , de l’IA et de la nouvelle donne géostratégique mondiale ?

Il ne suffit pas de partager de nouveaux récits idéologiques inspirants pour espérer une transformation en profondeur. Encore faut-il que ces récits ne soient pas détournés par des logiques marchandes ou réduits à des slogans creux de nature idéologiques et politiques sur le mode de l’évolution statutaire . Ils doivent au contraire s’ancrer durablement dans le quotidien des individus, activer leur puissance d’agir et insuffler une dynamique collective. Les imaginaires identitaires, souvent fragmentés et instrumentalisés, doivent être dépassés pour reconstruire une société unie autour de valeurs communes sur à partir d’une nouvelle réflexion prospective stratégique.

Les certitudes d’hier ne sont plus celles d’aujourd’hui, et encore moins celles de demain. La société antillaise se trouve à un carrefour historique où elle doit repenser ses fondements et retrouver une direction collective. Loin d’être une fatalité, le vide existentiel qui s’est installé dans la France hexagonale peut être le point de départ d’une prise de conscience, d’un sursaut. Il appartient aux Antillais de redéfinir ensemble les contours de leur avenir, en réinvestissant les liens sociaux, en recréant des espaces de solidarité et en réaffirmant une identité ouverte, capable de conjuguer modernité et enracinement.

La société antillaise se trouve à un carrefour historique où elle doit repenser ses fondements et retrouver une direction collective. Loin d’être une fatalité, le vide existentiel peut être le point de départ d’une prise de conscience, d’un sursaut. Mais avant toute chose l’abcès identitaire devrait être purgé par une nouvelle approche moderne sous l’angle de l’anthropologie  et la diversité culturelle.

Il appartient aux Antillais de redéfinir ensemble les contours de leur avenir, en réinvestissant les liens sociaux, en recréant des espaces de solidarité d’antan, et en réaffirmant une identité individuelle et collective ouverte, capable de conjuguer modernité et enracinement.

« Sa ki pa touyé-w’ ka fè-w’ vansé. »

Traduction littérale : Ce qui ne te tue pas te fait avancer.

Moralité : Les épreuves font et te rendent plus fort.

Jean Marie Nol économiste