Traduction en créole haïtien de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne simplifiée

—Par Robert Berrouët-Oriol (*) —

Repères bibliographiques 

Titre de l’ouvrage : « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp », 40 pages, 2024. (Traduction en créole haïtien de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne simplifiée.)

Traduction : Sabine Monpierre, Conseillère en éducation et promotion des droits, Direction de l’éducation et de la promotion des droits, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec.

Éditeur : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec.

Mention : « Komisyon dwa moun ak dwa jèn yo remèsye Éducaloi pou kontribisyon li nan redaksyon vèsyon orijinal dokiman sila a. »

Revizyon : Walph Ferentzi Youyou. Pou Komite entènasyonal pou pwomosyon kreyòl ak alfabetizasyon (KEPKAA) : Pierre-Roland Bain, Marvens Jeanty, lengwis, tradiktè.

Avètisman. « Vèsyon senp sila se yon zouti pou edikasyon ki pa gen okenn valè legal. Li pa ranplase tèks orijinal Chat la. Nou dwe refere nou nan tèks orijnal Chat la pou tout revandikasyon politik osnon tout sipò jiridik. »

Le spectacle inaugural de la 23ème édition du Mois du créole à Montréal a tenu le pari de ne pas enfermer la langue créole dans l’enclos de la myopie historique ou du discours identitaire clivant, sectaire et dogmatique. Le fil conducteur de ce spectacle a ainsi mis en lumière une langue d’ouverture, rassembleuse et solidaire, le créole, langue native et usuelle de plus de 14 millions de locuteurs vivant en Haïti, en Martinique, en Guadeloupe, à l’île de La Réunion, à l’île Maurice, aux Seychelles ainsi qu’en diaspora…  

Au seuil de la 23ème édition du Mois du créole à Montréal, il est hautement significatif que le créole, langue d’ouverture, rassembleuse et solidaire, ait fait son entrée, le 9 octobre 2024, parmi les documents de référence et d’éducation citoyenne relevant du champ législatif du Québec.

La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec a en effet lancé le 9 octobre 2024 la traduction en créole haïtien de la Charte des droits et libertés de la personne simplifiée. Cet ouvrage de 40 pages s’intitule « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp » et il a été élaboré « pour les organismes qui travaillent auprès des populations immigrantes, particulièrement des personnes haïtiennes qui viennent d’arriver au Québec et qui ne maitrisent pas encore le français ». Le lancement a eu lieu le 9 octobre 2024 au Bureau de la communauté haïtienne de Montréal en présence de plusieurs représentants d’organismes.  

Voici en quels termes la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec présente la « Charte simplifiée » :

« La Charte simplifiée est un outil en langage clair qui permet de mieux comprendre la loi fondamentale qu’est la Charte et les droits qu’elle garantit. La Commission des droits a produit il y a quelques années une version simplifiée de la Charte pour le grand public, afin de rapprocher le contenu de cette loi importante des gens qu’elle protège. Depuis, l’outil a été traduit en plusieurs langues pour les peuples autochtones et les personnes nouvellement arrivées au Québec.  

« La Charte des droits et libertés de la personne est une loi fondamentale au Québec. C’est la loi qui garantit notamment le droit à l’égalité de toutes les personnes qui se trouvent au Québec, peu importe leur statut. Un des rôles de la Commission des droits est de faire connaitre les droits protégés par la Charte afin qu’ils soient respectés, que ce soit dans le domaine du travail, du logement, de l’accès aux services, entre autres ». 

Pour sa part, la « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp » est un document de 40 pages édité au Québec en 2024. Cette version créole de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne simplifiée regroupe les cinq grands chapitres suivants :

–« Libète ak dwa fondamental » (atik 1 jiska 9) ;

–« Dwa pou egalego nan rekonesans egzèsis dwa ak libète yo » (atik 19 jiska 20) ;

–« Dwa politik » (atik 21 ak 22) ;

–« Dwa jidisyè » (atik 23 jiska 38) ;

–« Dwa ekonomik ak sosyal » (atik 39 jiska 48). 

Sous la supervision de Pierre-Roland Bain et du linguiste-traducteur Marvens Jeanty, le KEPKAA a été associé à la révision linguistique de la traduction en créole haïtien de la Charte des droits et libertés de la personne simplifiée. Il y a lieu de préciser que dans le domaine hautement normatif et codifié de l’administration de la justice au Québec, c’est la première fois qu’un document officiel du Québec –la « Charte québécoise des droits et libertés de la personne » ayant auparavant fait l’objet d’une sanction législative à l’Assemblée nationale du Québec le 27 juin 1975–, est traduit en créole haïtien. Manifestement, il s’agit là d’un événement historique à la fois pour l’administration de la justice au Québec –qui reconnaît de la sorte l’apport de la communauté haïtienne (elle compte aujourd’hui 150 000 individus) à la modernisation de la Belle Province–, et pour la langue créole elle-même, qui accède ainsi, au plan jurilinguistique, à une explicite reconnaissance.

Évaluation traductologique/lexicographique

Bien qu’il ne soit ni un lexique ni un dictionnaire ni un glossaire, la « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp » est dans le présent article l’objet d’une évaluation traductologique/lexicographique car elle comprend des termes (des unités lexicales simples ou complexes) qui relèvent du vocabulaire spécialisé du droit. Exemples : « Dwa pou sekirite », « dwa pou entegrite », « dwa pou libète », « pèsonalite jiridik » (page 5), « dwa pou egalego », « motif pou entèdi diskriminasyon » (page 12). Sur le registre d’un document à la fois traductologique et lexicographique, une évaluation exhaustive permettra, à l’avenir, d’isoler la totalité du lexique créole consigné dans ce document et d’en faire une analyse détaillée. Nous procédons à une présentation générale de la « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp » destinée, dans un premier temps, à identifier ses éventuels acquis traductologiques et, surtout, à éclairer les problèmes qui sont apparus au plan méthodologique et quant à la pertinence des équivalents créoles disséminés dans le document.

Sur le plan lexicographique, la « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp » est riche d’enseignements. De manière générale, les unités lexicales créoles repérables dans ce document renvoient à la problématique de la pertinence des équivalents créoles au regard des notions consignées en français dans le texte source : les termes français « créolisés » par la traductrice, lorsqu’ils sont de type « emprunt / transfert », proviennent-ils de documents juridiques haïtiens tous rédigés en français (divers textes de loi, documents de jurisprudence, conventions, contrats, code civil, etc.) ? Les équivalents créoles sont-ils de type « néologisme » forgés par la traductrice ou proviennent-ils de documents juridiques rédigés en créole ? Au plan méthodologique et en l’absence d’un dictionnaire français-créole de référence, la traductrice a-t-elle fait appel à une sorte de « stratégie traductionnelle » consistant à « créoliser » les termes français –« créoliser » au sens de conférer aux termes français du document source un « habillage phonique » créole ? Qu’il s’agisse d’« emprunt / transfert » ou de « néologisme », selon quel protocole méthodologique la traductrice a-t-elle effectué ses choix ? Ce sont là des questions de fond, elles sont d’autant plus incontournables que tous les instruments légaux d’Haïti (textes de loi, jurisprudence, conventions, etc.) ont été rédigés en français de 1804 à 1987 et de 1987 à 2025. L’on observe que malgré la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987, malgré les obligations consignées à l’article 40 du texte constitutionnel de 1987, l’État haïtien continue de produire ses textes légaux en français uniquement. D’autre part, les dictionnaires juridiques élaborés en Haïti et en outre-mer sont la plupart du temps lourdement déficients, parfois fantaisistes, à l’exception notable de l’excellent dictionnaire juridique de Me Philippe Volmar paru en Haïti aux Éditions Charesso en mai 2024 (voir notre article « Le « Dictionnaire de droit du travail » de Me Philippe Junior Volmar, une œuvre de grande qualité lexicographique », Madinin’Art, 1er octobre 2024).

Il est utile de rappeler que dans le domaine de l’administration de la justice, de 1998 à 2023, trois lexiques juridiques, improprement désignés sous le vocable « Glossary », ont été publiés aux États-Unis. Ils ont pour titre « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole » (New Jersey Courts, Administrative Office of the Courts, version de juillet 2023) ; « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » (The University of Arizona Press, 1998) ; « English Haitian Creole Legal Glossary » de Jean-Robert Cadely et Joelle Haspil (Educa Vision, 1999). Notre évaluation analytique de ces trois lexiques est consignée dans les articles suivants : (1) « Le naufrage de la lexicographie créole au « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole » (Rezonòdwès, 16 septembre 2023) ; (2) « Le traitement lexicographique du créole dans le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » du National Center for Interpretation (University of Arizona) » (Rezonòdwès, 25 septembre 2023) ; (3) « Le traitement lexicographique du créole dans le « English Haitian Creole Legal Glossary » de Jean-Robert Cadely et Joelle Haspil »  (Rezonòdwès, 15 février 2024). À ces titres il convient d’ajouter le « Diksyonè jiridik kreyòl » de Price Cyprien et Nathalie Wakam Cyprien publié en Haïti à compte d’auteur en juin 2024 (voir notre article « Le naufrage de la terminologie juridique créole dans le « Diksyonè jiridik kreyòl » de Price Cyprien et Nathalie Wakam Cyprien » (Rezonòdwès, 27 août 2024). Nous avons procédé à l’examen comparatif de ces ouvrages selon les critères méthodologiques de la lexicographie professionnelle : (1) pertinence du projet éditorial et identification du lectorat visé ; (2) critères d’établissement du corpus de référence ; (3) critères d’établissement de la nomenclature ; (4) caractérisation des rubriques dictionnairiques et traitement lexicographique des termes de la nomenclature (catégories grammaticales, conformité des définitions, système de renvoi notionnel, identification des domaines d’appartenance des termes : droit civil, droit criminel, droit du travail, etc.).

Dans la « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp », les choix méthodologiques de nature lexicographique ne sont nulle part explicités : cela s’explique aisément car, il importe de le signaler encore une fois, cette publication n’est ni un lexique ni un dictionnaire ni un glossaire. Le projet éditorial à l’origine de la version créole de cette publication grand public est adéquatement explicité comme suit : « La Charte simplifiée est un outil en langage clair qui permet de mieux comprendre la loi fondamentale qu’est la Charte et les droits qu’elle garantit. La Commission des droits a produit il y a quelques années une version simplifiée de la Charte pour le grand public, afin de rapprocher le contenu de cette loi importante des gens qu’elle protège. Depuis, l’outil a été traduit en plusieurs langues pour les peuples autochtones et les personnes nouvellement arrivées au Québec » (déclaration de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, 9 octobre 2024).   

En revanche, le projet éditorial de la version créole intitulée « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp » n’est pas défini de manière spécifique. La ligne éditoriale emprunte plutôt la voie de l’éclairage explicatif, de l’utilitaire, du fonctionnel de la manière suivante : « Chat dwa ak libète moun la pou pwoteje prensipal dwa ak libetè ou yo. Se yon manman lwa tout lòt lwa kebekwa yo dwe respeke nan majorite ka yo. Menm lè chat la esansyèl pou byennèt moun an jeneral, li pa fin twò fasil pou konprann. Pou nou pi byen konprann li, Komisyon dwa moun ak dwa jèn yo pwopoze yon vèsyon pi senp ki soti nan atik 1 pou rive nan atik 48 Chat la ».

Alapapòt, un « emprunt / transfert » qui pose problème : le terme « chat »

1 / Le terme « chat » dans le titre de l’ouvrage pose problème à tous les locuteurs créolophones auxquels nous l’avons soumis en le contextualisant. Ce terme fait tout naturellement penser à l’animal « chat » plutôt qu’à une « charte », un document juridique. La migration (le transfert) du terme « chat », l’animal, de la langue générale vers la langue de spécialité, la langue juridique, semble à la fois superficielle et a-sémantique à tous les locuteurs créolophones auxquels nous l’avons soumis. La greffe ne prend pas en raison de la confusion sémantique entre les deux acceptions du terme « chat » (l’animal) et celle que lui confère la traductrice, « chat » (le document juridique), et cette confusion donne lieu à une sorte de « sémantisme zéro ». Le locuteur créolophone, qui d’ailleurs ne possède pas une culture juridique attestée, ne déchiffre pas l’« image sémantique » identifiant LA « chat » (LA charte juridique) en la différenciant DU / LE « chat » (l’animal). Dans son répertoire lexical personnel, aucun locuteur créolophone, même lorsqu’il évolue dans un environnement francophone, ne possède le terme « chat » au sens différencié de « charte juridique ». D’autre part, l’emploi du terme « chat » –placé en début de syntagme/phrase au titre d’un « qualifiant » des autres constituants de l’expression « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp »–, « détermine / qualifie » ces autres composants du syntagme/phrase. Dans cette hypothèse, là encore, la greffe ne prend pas puisque l’on aboutit au « sémantisme zéro » : dans la configuration syntaxique « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp », c’est LE « chat », l’animal, qui aurait des « droits », des « droits humains », des « droits et libertés » (« dwa moun ak libète moun ») et non pas LA « charte », le document juridique. NOTE – Sur l’« image sémantique », voir l’article de Laura Sageaux, « L’image et sa sémantique. Regards sur les stratégies figuratives dans l’Antiquité. Introduction », Pallas, Revue d’études antiques, 120 / 2022.

La problématique de l’« emprunt / transfert » au regard de la « stratégie traductionnelle » consistant à « créoliser » les termes français

Tel que nous l’avons mentionné plus haut dans le déroulé de cet article, le terme « créoliser » s’entend au sens de conférer aux termes juridiques français du document source un « habillage phonique » créole. En l’absence d’un dictionnaire français-créole de référence, c’est cette « stratégie traductionnelle » que privilégie la traductrice de la « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp ». Exemples : « libète ak dwa fondamental », « dwa pou egalego », « rekonesans egzèsis dwa ak libète yo », « dwa politik », « dwa jidisyè », « dwa ekonomik ak sosyal », « tab matyè », etc. Habituellement les traducteurs vers le créole estiment qu’au plan méthodologique cette « stratégie traductionnelle », mise en œuvre au moyen de l’« habillage phonique » créole, est linguistiquement justifiée en raison de la « parenté lexicale » et/ou de la « parenté génétique » existant, selon certains auteurs, entre le créole et le français. NOTE – Sur la « parenté génétique » entre les langues, voir entre autres Wolf Thummel, « Contacts et changement. Différentes approches des correspondances entre langues : parenté génétique, alliance linguistique, substrat », Documentation et recherche en linguistique allemande, Vincennes, 28 / 1983. Voir aussi Guy Jucquois, « La linguistique génétique revisitée : la controverse du proto-mondial », La linguistique, vol. 45, 2009. Voir également l’étude de Jean-Marie Klinkenberg, Université de Liège, « Évolution et parenté des langues » (Venues à pied du fond des âges), parue dans « Des langues romanes – Introduction aux études de linguistique romane », Éditions De Boeck Supérieur, 1999. Cette problématique a été étudiée par d’autres linguistes, notamment Marie-Christine Hazaël-Massieux dans « Les créoles à base française : une introduction » (Travaux interdisciplinaires du Laboratoire parole et langage, 2002, no 21).

En ce qui a trait à la « stratégie traductionnelle » mise en œuvre dans « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp  au moyen de l’« habillage phonique » créole, il est utile de rappeler que cette problématique avait auparavant été étudiée par la linguiste Marie-Christine Hazaël-Massieux. Elle est l’auteure de l’étude « La traduction de la Bible en créole haïtien : problèmes linguistiques, littéraires et culturels » parue dans la revue Présences haïtiennes, Université de Cergy-Pontoise, 2006. Marie-Christine Hazaël-Massieux nous fournit un éclairage daté sur des chantiers sectoriels antérieurs de traduction : « Au XIXe siècle, « La Parabole de l’enfant prodigue » a donné lieu à plusieurs versions créoles (en créole haïtien vers 1818, vers 1830 ?) ». Parmi les nombreux mérites de cette étude, il faut retenir l’exemplification des procédés de traduction mis en œuvre dans la traduction de la Bible :

  1. « la ‘’créolisation’’ du terme français :

Apôtres : zapòt

Disciples : disip

Pharisiens : farizyen

  1. les calques : les noces de l’Agneau : mariaj pitit mouton Bondyé = lit. Le mariage du petit mouton de Dieu

  1. les périphrases explicatives :

Jour des azymes : jou fèt pen san ledven an = lit. Le jour de la fête des pains sans levain

Pâques : fèt delivrans (fête qui commémore la sortie d’Égypte, et donc la délivrance des Hébreux retenus en esclavage par Pharaon)

Résurrection : lè mò yo va gen pou leve = lorsque les morts obtiendront de se lever

Païen : moun ki pa jouif = les gens qui ne sont pas juifs

Boucliers : plak fè protèj = les plaques qui protègent

Les justes : moun kap maché douat devan Bondié = ceux qui marchent droit devant Dieu

  1. l’adaptation aux nouveaux contextes (« culture locale ») :

Holocauste : boule = brûler (verbe et nom)

Lentilles (de Jacob) : pwa wouj, sòs pwa wouj = les pois rouges, la sauce pois rouges

Deniers : goud = gourdes (monnaie haïtienne) » 

L’on observe que la complexe question de la néologie lexicale créole et celle des emprunts lexicaux du créole aux langues usuelles du bassin Caraïbe –principalement l’anglais et l’espagnol–, n’est pas une terra incognita dans le vaste champ de la créolistique. Elle a été étudiée par des linguistes de premier plan, notamment par Albert Valdman dans « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française » paru dans L’information grammaticale no 85, mars 2000), dans « Vers la standardisation du créole haïtien » (Revue française de linguistique appliquée, 2005/1 (vol. X) et dans « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? » (revue La linguistique, 2005/1 (vol. 41). Dans l’un de ses livres majeurs, « Haitian Creole. Structure, Variation, Status, Origin » (Equinox Publishing Ltd, 2015), Albert Valdman effectue une description détaillée des stratégies productives de développement du vocabulaire et traite de l’origine du lexique du créole haïtien (chapitres 5 et 6, pages 139 à 188 : « The Structure of the Haitian Creole Lexicon »).

La problématique de l’« emprunt / transfert » vers le créole haïtien a été longuement étudiée par le linguiste haïtien Renauld Govain, ex-Doyen de la faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, en particulier dans son livre de référence « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » (Éditions L’Harmattan, mai 2014). L’éditeur présente l’ouvrage comme suit : « L’emprunt, passage d’un élément (phonologique, morphologique ou lexical) d’une langue à une autre, est un moyen d’enrichissement d’une langue quand il est bien contrôlé. Il provient du contact de langues, de l’expérience migratoire et d’autres facteurs… Cet ouvrage est divisé en 3 parties : 1. les emprunts du créole haïtien à l’anglais : environ 1400 entrées ; 2. une étude sur des mots créoles d’origine anglaise terminés en -mann (de man signifiant homme en anglais) ; 3. les emprunts du créole haïtien à l’espagnol : plus de 300 entrées ».

Dans une entrevue accordée le 3 juin 2014 au site eKarbe suite à la parution de son livre « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » (Éditions L’Harmattan, 2014), Renauld Govain fournit un ample éclairage théorique et méthodologique sur la problématique des emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol. Nous citons longuement cette entrevue en raison de sa pertinence à plusieurs égards et également en raison de la distinction établie par Renauld Govain entre « l’emprunt de parole » et « l’emprunt de langue ».

Renauld Govain, précise le site eKarbe, « (…) nous offre de mieux comprendre le caractère utile, enrichissant, ou inévitable des « Emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » et, de façon circonstanciée, les types d’emprunts que ses observations de spécialiste mettent en évidence. Le livre déroule sur plus de 400 pages les emprunts du créole haïtien à l’anglais, une étude sur des mots créoles d’origine anglaise [qui se terminent] en -mann (de « man » signifiant « homme » en anglais) et enfin les emprunts du créole haïtien à l’espagnol. L’interview ci-dessous aide à appréhender la finalité de l’étude entreprise par Renauld Govain, dont les observations sur l’évolution du créole haïtien dans différents domaines permettent aussi de comprendre de façon plus globale comment et pourquoi se régénère une langue. (…) [Renauld Govain] précise qu’il a « été attiré par les nombreux termes que le recours au téléphone portable, aux outils informatiques et des technologies a fait « atterrir » dans le parler créole haïtien durant ces 15-20 dernières années. Les termes empruntés à l’espagnol sont généralement plus anciens que les trois quarts de ceux empruntés à l’anglais et sont en nombre inférieur à ceux faits à l’anglais ».

« (…) L’emprunt de parole s’observe dans le parler de l’Haïtien au contact de l’anglais (ou de l’espagnol) qui intègre parfois dans son énoncé produit en créole des mots d’anglais ou d’espagnol, qu’on ne rencontre guère dans le répertoire des individus monolingues. Tandis que l’emprunt de langue consiste en ce qu’une langue au contact d’une autre lui emprunte des termes. Ces emprunts s’intègrent dans le système de la nouvelle langue et s’y acclimatent normalement. Ils sont présents même dans le répertoire des monolingues. Parfois, les locuteurs ne savent même pas s’il s’agit d’éléments empruntés. Ainsi, l’emprunt de parole précède l’emprunt de langue dont il serait une étape.

L’emprunt de parole est favorisé par la gestion de l’urgence communicative dans une situation de communication par un locuteur donné. Cette urgence communicative amène le locuteur à ne pas laisser passer de temps – à courir après les espaces blancs – au cours du processus d’échange. Ainsi, il recourt au mot de l’autre langue de son répertoire bi-plurilingue pour effacer ces blancs. Mais aussi l’emprunt de parole peut être l’expression d’un certain snobisme : employer des mots d’origine anglaise dans le parler de certains jeunes haïtiens est souvent vécu comme faisant distingué. Les media (radio et télévision) sont des lieux privilégiés de manifestation de l’emprunt de parole ».

« (…) L’emprunt de langue quant à lui se produit généralement par la nécessité d’expression dans des domaines formels spécifiques où l’emprunt s’impose comme un choix stratégique nécessaire pour exprimer une réalité spécifique à valeur partagée par un certain nombre de locuteurs de communautés linguistiques différentes. On peut placer dans ce cadre les emprunts intégraux ou les mots internationaux qui sont adoptés dans diverses langues avec les mêmes signifiant et signifié, voire les mêmes référents. Les domaines de la littérature, de la presse, de la politique… font partie des lieux de manifestation de l’emprunt de langue.

Les emprunts de parole constituent une étape vers les emprunts de langue suivant la fréquence d’utilisation des premiers et l’appropriation communautaire qui en est faite. Une fois intégrés dans le système interne de la langue emprunteuse, ces emprunts de langue s’y acclimatent et deviennent des éléments lexicaux de la langue. Quant à l’emprunt du discours, il renvoie généralement à des segments de discours.

L’emprunt de parole est conscient, mais pas forcément. Le locuteur est rarement conscient du recours à l’emprunt de langue. L’emprunt de discours est tout à fait conscient. Il est même une stratégie de communication en vue d’attirer l’attention des interlocuteurs sur un fait communicatif donné. Si l’emprunt de parole et/ou de langue fait souvent l’objet d’une improvisation, dans l’emprunt de discours, le locuteur n’improvise pas autant. Au contraire, ce type d’emprunt est une forme de comportement communicatif planifié en vue d’un effet particulier en termes de rétroaction. L’emprunt de discours dépasse le simple cadre du lexème pour concerner davantage des segments discursifs plus grands tels des phrases, des énoncés entiers ou des slogans ».

Il y a lieu de rappeler que Renauld Govain est aussi l’auteur d’études qui ont des liens transversaux avec la néologie lexicale créole et la traduction : (1) « Enseignement du créole à l’école en Haïti : entre pratiques didactiques, contextes linguistiques et réalitésde terrain », in FrédéricAnciaux, Thomas Forissier et Lambert-Félix : voir Prudent (dir.), dans « Contextualisations didactiques. Approches théoriques », Paris, L’Harmattan, 2013 ; (2) « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », revue Contextes et didactiques, 4, 2014 ; (3) « Le créole haïtien : description et analyse » (sous la direction de Renauld Govain, Paris, Éditions L’Harmattan, 2018 ; (4) « Enseignement/apprentissage formel du créole à l’école en Haïti : un parcours à construire », revue Kreolistika, mars 2021 ; (5) « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques » (revue Contextes et didactiques 17 | 2021).

La problématique de l’équivalence (l’équivalence linguistique) dans la « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp »

La « stratégie traductionnelle » mise en œuvre dans « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp » au moyen de l’« habillage phonique » créole renvoie au phénomène concomitant de la « phraséologie traductionnelle » et de la « translittération », donc à la problématique plus large de la conformité de l’équivalence notionnelle et lexicale entre les termes de la langue de départ, le français, et ceux de la langue d’arrivée, le créole (voir l’article « La traduction scientifique et technique créole à l’épreuve de la « phraséologie traductionnelle », par Robert Berrouët-Oriol. Rezonòdwès, 4 août 2024).

Tel que mentionné auparavant, les équivalents créoles contenus dans le corps du texte de la « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp » devront faire l’objet d’un repérage exhaustif en vue de leur analyse traductionnelle et lexicographique. Sur ce registre, il faudra en amont déterminer si dans le processus d’élaboration de la « Chat dwa ak libète moun Vèsyon senp » le principe de base de l’« équivalence linguistique » est respecté.

« L’« équivalence », que l’on désigne aussi par « équivalence de traduction », est la « Relation de correspondance entre deux unités de traduction de langues différentes. Sur le plan lexical, on nomme équivalent le terme ou l’expression dont le sens correspond à celui d’un terme ou d’une expression d’une autre langue. Dans le domaine de la traductologie, il existe divers types d’équivalence, dont l’équivalence linguistique, l’équivalence stylistique et l’équivalence sémantique (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française).

« L’« équivalence linguistique » est le « Transfert direct sémantique ou formel des éléments du discours de la langue source vers ceux de la langue cible. En traductologie, l’équivalence linguistique fait partie d’un courant théorique prônant des approches de traduction sourcières, qui tendent à respecter le plus fidèlement possible le sens et la forme d’un texte de départ. Le fait de traduire l’expression anglaise good afternoon par bonjour en français, sans apporter de précisions sur le moment de la journée, serait un exemple d’équivalence linguistique » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française).

Les équivalents créoles suivants respectent pleinement les critères définitionnels que nous venons d’énoncer : à partir du terme désignant en français la notion de « liberté » consignée dans le texte source, la « La Charte québécoise des droits et libertés de la personne », l’on obtient « libète konsyans », « libète relijyon », « libète opinyon », « libète ekspresyon », « libète asosiyasyon », « libète reyinyon pasifik » (chapitre 1, page 6).

L’équivalent créole du terme français « loi » figure à de nombreuses reprises dans le corps du texte, c’est « lalwa » (page 8). Exemple : « Ou gen dwa pou ou itilize epi pwofite byen ou genyen jan ou pi pito san traka. Ou gen dwa tou pou prete yo, vann yo, bay yo oubyen fè sa ou vle ak yo. Lalwa ka toujou limite dwa sa yo ». Sans entrer dans le détail du phénomène de l’agglutination en créole haïtien, il se révèle à l’analyse que le terme créole « lalwa » rend bien le terme français « loi ». NOTE – Voir l’étude de Renauld Govain, « Agglutination déterminativo-nominale en créole haïtien », Voix plurielles, vol. 9 No. 2 (2012). Voir aussi Juvénal Ndayiragije, « La source du déterminant agglutiné en créole haïtien », Cambridge University Press, 27 juin 2016. Cet auteur soumet à l’analyse la question de la distinction que fait le locuteur créolophone entre « listwa » / l’« histoire » et « istwa » / « une histoire ».

De manière générale, l’évaluation analytique de la version créole de la « Chat dwa ak libète moun / Vèsyon senp » actualise la nécessité pour la traductologie créole et la lexicographie créole de se doter des instruments théoriques adéquats pouvant contribuer à modéliser l’activité traduisante et à encadrer la néologie créole, notamment en ce qui a trait aux « emprunts lexicaux » lorsque la langue-cible ne dispose pas dans ses registres habituels d’un équivalent adéquat. Une attention particulière devra être apportée aux futurs chantiers de terminologie juridique créole où, sur le plan méthodologique, la règle de base –celle de la stricte conformité entre l’« équivalence lexicale » et l’« équivalence notionnelle »–, est d’application stricte. Sinon l’on aboutira à un capharnaüm dans lequel la « concordance », l’« équivalence lexicale équivalence notionnelle » ne sera pas assurée… À propos de la « concordance / équivalence » lexicale, voir dans le Juridictionnaire, accessible dans Termium Plus, les ressources consacrées aux difficultés de la langue française dans le domaine du droit.

(*)Linguiste-terminologue

Conseiller spécial

Conseil national d’administration

du Réseau des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH)

Montréal, le 15 mars 2025