Au TN, LACRIMA, une histoire contemporaine des larmes

— par Janine Bailly —

Caroline Guiela Nguyen : « À travers une histoire contemporaine des larmes, nous menons une réflexion sur les émotions humaines et leurs expressions à notre époque .» 

Que dans Saigon, elle remonte le cours du temps vers le passé colonial du pays de ses origines, que dans Fraternité, elle nous projette dans un futur dystopique, Caroline Guiela Nguyen, voyageant dans l’espace et le temps, toujours se penche sur notre humanité souffrante, pour dire qu’au-delà des drames et des larmes se tissent entre les êtres d’indéfectibles liens. Attentive à ceux que par habitude ou indifférence on oublie de voir et voudrait tenir dans l’ombre, elle revendique un théâtre de l’émotion, à la fois engagé et poétique, mais qu’aucun didactisme ne vient entacher. Parce qu’on la sent sincère, que tout dans ses propositions respire l’authenticité, on croit à ce qu’elle nous montre, autant que l’on entre en empathie avec ses personnages – des personnages que l’on se plaît plutôt à identifier comme des personnes réelles, car si peu fictives ! 

Réunissant sur scène, dans l’esprit de Vilar ou encore à la façon du Théâtre du Peuple de Bussang, comédiens professionnels et amateurs, donnant à entendre les diverses langues des pays traversés – et l’on appréciera que par le biais de la traduction l’une des comédiennes nous permette d’entendre et “comprendre” le tamoul –, Caroline Guiela Nguyen nous plonge avec Lacrima, qui à l’été 2024 fit naître l’émotion au Festival d’Avignon, au cœur du monde de la haute couture. Alexander, le créateur, styliste et directeur artistique de la maison Beliana à Paris, qui tirera du travail des autres sa renommée et sa gloire, certain de son pouvoir, déconnecté des réalités ordinaires mais exigeant de tous l’impossible, ne sera vu que par le truchement de l’écran, le propos étant non de braquer les projecteurs sur lui, mais bien de mettre en lumière ces petites mains laborieuses, de qui l’on exige tout, jusqu’à l’abnégation, jusqu’à l’oubli des leurs, jusqu’à l’oubli d’elles-mêmes.

“L’atelier” est imaginé en 2025, tel un microcosme de notre monde, réparti en trois lieux liés par un projet commun, chacun apportant sa touche particulière à la création : à Paris sera conçue la robe de mariée destinée à la princesse d’Angleterre ; à Alençon sera réparé, à l’atelier du Musée national de la dentelle, le voile précieux, apporté avec mille précautions de l’établissement anglais où il est conservé ; à Mumbai seront réalisées, sur la longue traîne et le dos de la robe, de délicates broderies de perles précieuses. Le fait que certains comédiens et comédiennes endossent plusieurs rôles en ces divers lieux, que sur le plateau les mêmes éléments mobiles dessinent l’un puis l’autre espace – voire plusieurs à la fois –, qu’enfin modélistes à Paris, dentelières à Alençon et brodeurs à Mumbai se voient liés par une clause de confidentialité et de silence, tout cela nous laisse à penser que le sort réservé aux ouvriers de la mode est le même sous tous les cieux. Que ces ouvriers forment une communauté exploitée, mise au service du rêve des autres. Le rêve est ici celui d’une princesse, anonyme, présente par sa voix seule, habitante d’un autre monde régi par d’autres valeurs, et qui ne sera identifiée que par ses seuls désirs, ou par ses ambitions : « Je décidai d’incarner l’histoire de notre pays en portant une robe inoubliable… », dit-elle, « Même après l’affaiblissement du Commonwealth, Shakespeare aurait pu dire “le soleil ne se couchera jamais sur la robe de la princesse d’Angleterre”. » Et, parlant des perles à coudre sur le satin et l’organza de soie : « La nacre des eaux du Sud et de Tahiti se trouverait ainsi accrochée à mon bassin. » 

Mais tout en contant l’histoire de la création de la robe de mariée, le spectacle suit le parcours de trois personnages principaux, qui à l’inverse de la princesse prennent vie et corps sous nos yeux, trois figures emblématiques, porteuses d’un destin à divers degrés tragique. 

À Paris, Marion, la première d’atelier, assume la lourde responsabilité de mener à bien, au sein de la “maison-mère” et sous les ordres d’Alexander, la réalisation de la robe, à tel point qu’elle met en péril son couple, sa santé, sa vie ; face à l’échec partiel de ce qu’elle considérait comme sa mission, elle perdra la force de continuer le chemin : la même scène ouvre et referme l’histoire, suggérant le piège dans lequel s’est laissée prendre Marion, semblable à la mouche qui se débat au cœur de la toile d’araignée.

À Alençon, Thérèse, la doyenne, héritière d’une longue lignée de dentelières, porte dans sa chair les stigmates laissés par soixante ans de bons et loyaux services – arthrose des mains, troubles circulatoires ou respiratoires, problèmes oculaires. Pour le présentateur de Radio l’Orne, venu faire une série de reportages sur ces femmes qui fabriquent « l’or blanc », détentrices d’un savoir-faire dont elles seules ont le secret et dont elles assurent la transmission, Thérèse et ses consœurs retracent l’histoire de la dentelle d’Alençon, évoquent ce temps où pour plus de rentabilité on imposait aux dentelières de travailler dans le silence, et sans même relever le buste. Un document d’archives nous est alors donné à entendre : « Souvent, nous devons surveiller notre collègue d’à côté pour nous assurer qu’elle respire bien, qu’elle ne fait pas d’apnée pour ne pas louper son point… Si l’une d’elle arrête de respirer, nous déposons doucement une main sur son épaule pour la sortir délicatement de sa concentration et lui dire : “Attention, respire” » — cette injonction à respirer, on l’entendra à nouveau lorsque l’un ou l’autre des personnages se trouvera en difficulté, comme aussi l’appel à « éteindre l’incendie » des âmes ou des corps en souffrance.

À Mumbai enfin, Abdul travaille sous la direction de Manoj, directeur artistique de la maison Shaina, puisqu’en Inde ce sont les hommes qui possèdent l’art de la broderie ; Abdul brode jusqu’à en perdre la vue, mais à la différence de Marion ou Thérèse, lui reste très proche de sa fille Yasmine, liés tout deux par une grande tendresse et un vrai souci de l’autre : « Tu dois être fier de toi parce que tu crées de la beauté dans ce monde… Toutes ces femmes en Europe, vêtues de robes magnifiques, elle doivent savoir que c’est mon père qui les rend si belles !… Lève un peu la tête papa ! » De Manoj viendra le cri de révolte, mais sans que cela tire à conséquence : « Vous les Occidentaux, vous voulez tout ! Les pièces les plus belles, livrées dans les délais les plus courts, fabriquées par les brodeurs les moins chers possibles, et maintenant vous me parlez d’éthique ! » 

Vera, directrice de l’atelier d’Alençon, pleure à l’arrivée du voile : « Quand les autres voient l’ouvrage, ils perçoivent un voile magnifique, mais nous, nous voyons les larmes et le sang… ». Le tragique est ici à l’œuvre, dans ce qui commençait comme un conte de fées. « Je pense qu’il est important de rappeler que le moteur de beaucoup d’histoires est le tragique », dit en effet Caroline Guiela Nguyen. Mais dans son travail de mise en scène, elle sait débusquer la beauté des choses, là où elle se niche, dans les robes exposées, dans les tissus déployés, dans les gestes délicats des brodeuses montrés sur l’écran, dans les plans sur les visages et les mains, et dans le blanc des voilages qui délimitent la scène et ses coulisses. Un spectacle profondément humain, porteur d’une grande émotion !

Rennes, le 3 mars 2025