— Par Faubert Bolivar —
Décidément, l’homme à la peau à l’envers, peau blanche corps noir, aura tout fait à l’envers. Alors que la plupart des gens commencent par être des hommes avant de devenir des légendes, Franck a commencé par être une légende avant de devenir un homme. Lui qui n’aimait pas les cadres, a désormais le nom encadré par deux dates : 12 avril 1936-20 février 2025.
Y’aurait-il un sens à mourir à 88 ans le vingtième jour (20) du deuxième mois (02) de l’année 20/25 ? Que de deux, de nombres jumeaux (88), à parier sur un revers à la borlette – “Le seul Dieu que j’adore c’est le hasard”. Nous n’en saurons pas plus. Nos kabbalistes, maçons-loges, prophètes, prophétesses, empereurs, vénérables et autres spécialistes des mondes invisibles, nombreux jusqu’au vertige, ont mieux à faire que de regarder du côté d’un magicien du verbe.
Étrange. Un événement majeur est arrivé à Frank, et il n’est pas là pour en témoigner. Frankétienne est mort. Curieux tout de même que cette phrase nous surprenne alors que Frankétienne, comme tout bon philosophe, a passé une bonne partie de sa vie à préparer sa mort.
Frankétienne. Je ne saurais dire si je l’ai rencontré par son école que fréquentaient les frères Jean-Louis (Luc et Josias) au Bel-Air où mes parents avaient leurs activités; par Pèlen-Tèt qui passait à la radio avec le couple Dorfeuille-Latour ; par Troufoban dont le théâtre national abritait les répétitions sous la houlette de Serge François et qui fut l’occasion de mon premier cours de mythologie.
“Si n bay lavi dwèt san rete
Menm nan men pitit nou l a ponn yon jou”
; par Les affres d’un défi dont j’ai fait l’acquisition sur un trottoir au Champ-de-Mars.
Les affres d’un défi. Ce livre aura été ma première crise de possession. Enfermé dans mon salon, je n’avais pas de chambre, je l’apprenais par cœur; je le jouais, j’interprétais tous les personnages.
“Enchevêtrement de branches d’arbres au fond d’une vieille cour fréquentée rarement par des êtres humains. Une poignée de sel commence à se dissoudre dans un chaudron d’eau bouillante. Un chaudron abîmé, complètement bosselé, noirci de couches de fumée. Au milieu d’un feu de bois, d’innombrables grains de sel crépitent. Incessant combat entre la vie et la mort. Dormir avec l’espoir que la lumière drainera nos angoisses nocturnes. Se réveiller loin des songes désentravés, le corps enlépré de solitude. Regarder l’immensité des déserts inarpentés. Errer à travers la meublerie des désirs. Remuer le ciel et la terre jusqu’au saignement des étoiles et des pierres. S’empiffrer de nourriture. Lécher d’appétit. Palper avec prudence. Souffler sur les morceaux brûlants. Choir / déchoir. Fuir à toutes jambes. Crever de faim des jours entiers. parler sans cesse. Déraisonner. Avoir la langue engourdie ou cisaillée en mille morceaux. Être repu. Avoir les tripes encordées par la douleur. Eprouver une soif d’enfer. Se parer comme un paon. Se coucher de mauvaise humeur. Se lever en pleine euphorie…”
J’avais quinze-seize ans. Habité par le texte que je voulais mettre en scène, je résolus d’entrer en contact avec l’auteur pour lui faire part de mon intention. J’ai recherché son numéro dans l’annuaire, préparé mon français, pris mon courage à deux mains, et composé le numéro. L’homme répondit à mon appel avec beaucoup d’enthousiasme, m’invita à passer chez lui. Delmas 31 no 51. Il parut me prendre au sérieux comme comédien et metteur en scène. Marie-Andrée a souligné que dans leur maison, ils recevaient leurs visiteurs avec les mêmes égards. J’en porte le plus vif témoignage. Frankétienne me reçut, discuta avec moi, m’offrit des livres, un tableau qui ne m’a jamais quitté, me fit savoir que la porte était ouverte. J’y suis retourné plein de fois en effet. Parfois avec des amis. La dernière fois, c’était avec ma sœur, Bélina, et ma nièce/filleule, Kyana. Franck nous a reçus dans sa chambre que je connaissais bien. Il était couché dans son lit. A un moment, il m’a dit. Donne-moi ta main. Ce que je fis…Ayant compris mon trouble, il a laissé apparaître son sourire malicieux. Comment a-t-il su ? Dans un cercle familial, je disais récemment que parmi les hommes qui ont fortement marqué ma vie, je retiens Victor Benoit et Frankétienne.
Alors qu’élève de rhéto déjà je commençais à travailler comme journaliste, connu comme comédien, cumulant cachet et vagabondage assidu, brassant alcool et cigarettes, Victor Benoit, directeur du Collège Jean-Price Mars, quand il constata que je n’avais pas fait ma rentrée, prit le parti de me sermonner et de me sommer de reprendre le chemin de l’école. Il eut à dire à mes parents qu’il fermerait les yeux sur les ratés dans le paiement des frais de scolarité, l’important est que je poursuive mes études. Comment oublier pareil don ? Quand, étudiant à Paris, las de garder pour moi mes problèmes, ne voyant pas d’issue, je me suis tourné vers Frank, spontanément il m’offrit son aide, en insérant quelques billets dans les pages du majestueux H’éros-Chimère qu’il me fit parvenir par la poste. S’il faut oublier les offenses, jamais les bienfaits, le bien dont on a été l’objet, il faut le rendre aux autres. “Il n’y a d’amour que dans le don de soi.”
On l’a soupçonné de fabuler, d’exagérer, de capter toute la lumière, mais on n’a pas suffisamment vu que l’homme n’était qu’un artiste. Un artiste-penseur. Un artiste-professeur. Penseur, Franck cogitait énormément. Il utilisait sa pensée pour trouver les mots justes, les gestes justes, les gens justes, toutes choses justes au bénéfice de son art. Professeur, Franck était habité, hanté, obsédé, passionné par la transmission ; il avait toujours un mot pour les “timoun yo” et les “granmoun yo tou” qu’il se faisait un devoir moral d’instruire de toute lumière qu’il avait trouvée. Je l’ai écrit en 2026 quand Marie-Andrée m’a sollicité pour rédiger un mot à l’occasion de la réception par Frankétienne du Prix Prince Clause : pour moi, l’auteur des Métamorphoses de l’oiseau Schizophone est resté le petit garçon qui ne sut pas trouver le mot pour répondre à la question de sa maîtresse : “comment t’appelles-tu, mon petit ?” Toute sa vie, Il aura essayé de se rattraper. Toute sa vie, il aura échoué à remonter le temps. Toute sa vie, il aura créé.
“A force de parler, je suis devenu une bouche hurlante.”
Un soir d’insomnie, il m’était apparu que Franck était le seul à pouvoir parler aux criminels qui sèment la mort et la terreur aux quatre coins de nos rues. Vite, je me ravisai ou plutôt je différais le moment de lui en parler. J’ai réalisé que l’on a parfois trop demandé à Franck. On a simplement pris l’habitude d’oublier qu’il se disait créateur, et il l’était. j’ajouterais qu’il était un artisan de la création. En réalité, Franck était un performeur sans le mot. Artiste-penseur-professeur, son œuvre relevait de la performance artistique. Ces dernières années, Frankétienne se muait sous nos yeux en l’un des plus grands maîtres de la lodyans orale, à la manière d’un Maurice Sixto : les vidéos de ses interviews en témoignent. Franck nous a quittés. Nous ne le reverrons plus parmi nous. Il est venu le temps pour lui de nous laisser seuls avec son œuvre. Si, comme l’a écrit son grand ami René Philoctète, il faut des fois que les dieux meurent, laissons mourir le dieu et gardons l’homme.
Les hommes font souvent de biens meilleurs dieux.
Faubert BOLIVAR
Le Lamentin (Martinique), 28 février-1er mars 2025