Pourquoi faute d’anticipation,l’intelligence artificielle pourrait bien fracturer la cohésion sociale de la société antillaise ?
— Par Jean-Marie Nol —
La Guadeloupe, comme nombre de territoires ultramarins, se trouve à un tournant décisif face aux bouleversements induits par l’intelligence artificielle et les mutations économiques et sociales qu’elle engendre. Pourtant, malgré les signaux clairs d’un monde en profonde transformation, les élus locaux semblent incapables d’anticiper les défis à venir, ni même d’intégrer une véritable analyse prospective dans les politiques publiques. Ce constat n’est pas nouveau, mais il prend une dimension particulièrement préoccupante à l’heure où la révolution numérique redessine les rapports de force économiques, reconfigure le travail et accélère la dépendance des territoires en marge des grandes dynamiques de développement.
L’une des premières explications de cette inertie politique réside dans une culture de la gestion à court terme ( le nez dans le guidon), où les urgences du quotidien prennent systématiquement le pas sur les visions stratégiques de long terme. La gouvernance locale est souvent marquée par une logique réactive plutôt qu’anticipatrice, où les élus passent plus de temps à gérer des crises – qu’elles soient sociales, économiques ou climatiques – qu’à en prévenir les causes profondes. La Guadeloupe, avec ses infrastructures vieillissantes, ses services publics sous tension et une population confrontée à des difficultés grandissantes, oblige ses dirigeants à s’engager dans un perpétuel état d’urgence, rendant difficile toute capacité à prendre du recul pour penser l’avenir.
Cette difficulté à anticiper les transformations s’explique aussi par un manque criant de compétences et de structures dédiées à la prospective au sein des institutions publiques. Contrairement à certaines régions du monde qui ont intégré l’intelligence économique et l’analyse des tendances globales dans leur processus décisionnel, la Guadeloupe peine à se doter d’outils d’observation et de modélisation capables de guider l’action publique sur le long terme. Les études sur l’impact de l’intelligence artificielle, l’évolution démographique ou encore les mutations du marché du travail restent largement absentes des débats politiques, laissant place à une gestion souvent intuitive, voire improvisée, des grandes transitions à venir.
L’absence de projection dans l’avenir est également renforcée par un système politique marqué par une forte fragmentation et des luttes d’influence qui paralysent toute initiative d’envergure. Entre la région, le département, les communautés d’agglomération et les communes, la complexité administrative rend difficile la mise en place d’une vision cohérente et partagée du développement du territoire. Les rivalités entre élus, les enjeux de pouvoir et les logiques clientélistes prennent souvent le dessus sur les réflexions de fond, transformant les débats en querelles politiciennes plutôt qu’en véritables discussions prospectives sur l’avenir du territoire.
L’autre facteur limitant l’anticipation des élus guadeloupéens est leur dépendance aux décisions prises à Paris. La structure institutionnelle actuelle place la Guadeloupe dans une situation où les grandes orientations économiques et stratégiques sont largement dictées par l’État central, réduisant d’autant la capacité d’initiative locale. Cette dépendance a un effet pervers : elle déresponsabilise une partie des dirigeants locaux qui, au lieu de prendre en main leur destin, attendent des directives ou des financements extérieurs pour agir. Or, à l’heure où les transformations induites par l’intelligence artificielle nécessitent une adaptation rapide et proactive, cette posture attentiste expose le territoire à un retard encore plus grand face aux mutations en cours.
La question de l’évolution statutaire, qui aurait pu être une opportunité pour repenser les politiques publiques avec une vision plus autonome et adaptée aux réalités locales, se heurte à cette même incapacité à intégrer une réflexion prospective. Le débat sur le statut de la Guadeloupe reste enfermé dans des considérations idéologiques et identitaires, sans véritable analyse des impacts économiques, sociaux et administratifs qu’impliquerait un changement de gouvernance. Les discours sur l’autonomie ou l’indépendance ne s’appuient que trop rarement sur des études rigoureuses et chiffrées permettant d’en mesurer les conséquences concrètes. Par ailleurs, la peur du changement, nourrie par une histoire marquée par la dépendance à l’État, freine toute prise de décision courageuse et innovante en matière institutionnelle.
L’inertie face à la révolution de l’intelligence artificielle et l’absence d’anticipation sur l’évolution statutaire traduisent en réalité une même difficulté à penser l’avenir autrement qu’au prisme des structures existantes. Le monde évolue à une vitesse inédite, redistribuant les cartes du pouvoir économique et politique, mais la Guadeloupe reste figée dans des schémas de gestion hérités du passé, incapables d’intégrer la rapidité des transformations en cours. À ce rythme, le territoire risque de subir ces changements plutôt que d’en être acteur, accentuant sa dépendance et son retard face aux grandes dynamiques mondiales.
Ainsi à l’occasion du sommet mondial de l’Intelligence artificielle à Paris, qui se tient au grand palais à Paris et qui rassemble aujourd’hui et demain le gratin de la diplomatie mondiale et les acteurs majeurs de cette technologie, le grand public s’aperçoit que l’intelligence artificielle déboule dans notre quotidien, bouleverse nos sociétés, l’emploi, la médecine et même la création artistique. L’IA donne lieu à de nouveaux affrontements entre les grandes puissances. Comme l’a dit Vladimir Poutine dès 2017, celui qui dominera l’IA sera le maître du monde.
De fait aujourd’hui, l’intelligence artificielle s’impose comme une révolution technologique majeure, transformant en profondeur les sociétés du monde entier. Nous avons précédemment développé plusieurs thématiques sur l’intelligence artificielle qui demeurent d’une actualité criante. Si certains y voient un levier de progrès et d’opportunités, elle risque aussi d’exacerber les fractures existantes, notamment dans les territoires insulaires comme les Antilles françaises. Déjà confrontées à des défis structurels – fuite des cerveaux, vieillissement de la population, dépendance économique et financière , marché restreint, coût de la vie élevé et montée de la violence – ces sociétés insulaires pourraient voir leurs fragilités amplifiées par l’IA, au risque d’aggraver les tensions sociales et économiques et de fracturer la cohésion sociale.
L’une des premières conséquences de l’IA sur les Antilles concerne l’exil des jeunes qualifiés. Depuis des décennies, les meilleurs talents locaux quittent leurs îles pour poursuivre des études et une carrière en France hexagonale ou à l’étranger, faute de débouchés adaptés sur place. Or, l’essor de l’IA, en automatisant de nombreuses tâches, réduit encore plus le besoin de main-d’œuvre qualifiée sur le territoire. Les professions liées au droit, à la comptabilité, à la médecine ou à l’ingénierie, qui constituaient des espoirs de retour pour certains jeunes diplômés, risquent d’être profondément bouleversées. L’IA pourrait permettre à des entreprises de l’Hexagone de centraliser ces services à distance, rendant encore plus difficile la création de postes à valeur ajoutée aux Antilles. Face à un marché du travail local qui se contracte sous la pression de l’automatisation, l’émigration des talents ne pourra que s’accélérer, vidant encore plus l’archipel de sa jeunesse et de ses compétences.
Ce départ massif s’inscrit dans un contexte de vieillissement démographique qui, lui aussi, pourrait être aggravé par l’intelligence artificielle. Avec moins de jeunes actifs pour cotiser et soutenir l’économie locale, le poids des seniors augmentera mécaniquement. Si l’IA peut offrir des solutions en matière de santé et d’assistance aux personnes âgées, elle ne remplace pas la présence humaine et la dynamique intergénérationnelle essentielle à une société équilibrée. La technologie risque ainsi de créer une illusion de soutien, sans répondre aux véritables défis sociaux posés par le vieillissement de la population.
Parallèlement, la dépendance économique des Antilles aux transferts publics de l’État français pourrait s’intensifier. L’IA étant en train de redéfinir les chaînes de valeur mondiales, elle pourrait fragiliser encore davantage les secteurs d’activité traditionnels de l’archipel, notamment dans les services et le commerce. La digitalisation et l’automatisation des emplois administratifs et commerciaux risquent d’entraîner une contraction du marché de l’emploi local, forçant de plus en plus de foyers à dépendre des aides publiques. Cette dépendance accrue pourrait accentuer les tensions sociales et politiques, en alimentant un sentiment de précarité et d’injustice face à un monde en mutation rapide.
Dans un territoire où le tissu économique est déjà restreint, l’IA pose aussi un problème majeur pour le développement des entreprises locales. L’économie antillaise repose sur un marché domestique limité, avec des coûts d’importation élevés et une forte concurrence des grandes enseignes hexagonales. L’IA, en facilitant l’accès aux services et produits dématérialisés, pourrait accentuer ce déséquilibre en favorisant les acteurs extérieurs, au détriment des entreprises locales qui n’ont ni les moyens ni l’expertise pour investir dans ces technologies. Le commerce de proximité, déjà fragilisé par la grande distribution et le e-commerce, pourrait voir sa clientèle se détourner encore davantage vers des plateformes automatisées, rendant l’environnement économique local encore plus hostile aux entrepreneurs.
La vie chère, fléau persistant des Antilles, risque aussi d’être impactée par l’IA de manière ambivalente. D’un côté, l’automatisation et l’optimisation logistique pourraient réduire certains coûts d’importation et de distribution, mais ces bénéfices ne seront pas forcément répercutés sur le consommateur local. De l’autre, le développement de services numériques et la dématérialisation accrue pourraient accroître la fracture numérique et sociale, excluant une partie de la population des opportunités offertes par l’IA et creusant davantage les inégalités.
Un autre phénomène préoccupant est la montée de la violence chez les jeunes. L’IA, en remodelant l’économie et le marché du travail, pourrait accentuer le chômage et la marginalisation d’une partie de la jeunesse déjà en perte de repères. Le manque de perspectives, combiné à une omniprésence des réseaux sociaux et des algorithmes favorisant la radicalisation des comportements, pourrait renforcer la violence urbaine et les phénomènes de délinquance. À cela s’ajoute la crainte d’une utilisation détournée de l’IA dans les pratiques criminelles, notamment le narco-traffic, la cybercriminalité et le piratage, qui pourraient se développer dans un contexte de précarité grandissante.
Enfin, l’IA pourrait jouer un rôle dans la transformation des flux migratoires aux Antilles. Alors que ces territoires connaissent déjà une immigration étrangère importante, notamment en provenance d’Haïti et de la République dominicaine, l’automatisation des emplois peu qualifiés risque d’intensifier la compétition pour les ressources et les opportunités économiques. La réduction des besoins en main-d’œuvre dans des secteurs comme la sécurité, le commerce ou l’administration pourrait exacerber les tensions sociales entre populations locales et immigrées, dans un contexte où le sentiment d’abandon de l’État est déjà fort.
Face à ces mutations, la question de l’adaptation et de la régulation devient essentielle. Si les Antilles veulent éviter d’être simplement spectatrices des bouleversements imposés par l’IA, elles doivent anticiper ses effets et élaborer des stratégies pour en tirer parti. La formation et l’éducation aux métiers du numérique, la promotion d’un entrepreneuriat local adapté aux nouvelles technologies et une politique économique visant à réduire la dépendance à l’Hexagone seront des éléments cruciaux pour amortir l’impact de cette révolution.
L’intelligence artificielle ne constitue pas en soi une menace inévitable pour les sociétés antillaises, mais si elle est laissée à la seule logique du marché mondial et des grandes puissances, elle risque d’accentuer des fractures déjà profondes. Les Antilles, qui ont su surmonter des crises et s’adapter à des transformations majeures au fil de leur histoire, devront une fois de plus trouver des solutions innovantes , hormis le serpent de mer de l’évolution statutaire, pour ne pas subir de plein fouet cette nouvelle ère technologique.
Pour sortir de cette impasse, il est impératif que les décideurs locaux se dotent d’une véritable capacité d’analyse prospective, en intégrant des experts, des chercheurs et des entrepreneurs dans les processus décisionnels. Il est tout aussi crucial de dépasser les clivages politiques pour bâtir une vision commune de l’avenir du territoire, avec des objectifs clairs et des stratégies adaptées aux réalités guadeloupéennes. L’intelligence artificielle, loin d’être une menace, pourrait être un levier de développement si elle était intégrée dans une politique volontariste visant à moderniser l’économie locale, améliorer l’éducation et anticiper les mutations du marché du travail.
Mais pour cela, il faut sortir de l’inertie, abandonner les postures purement clientéliste voire électoralistes et prendre enfin la mesure des défis qui attendent la Guadeloupe. Car dans un monde en mutation accélérée, l’immobilisme n’est pas une option : il est une condamnation à subir plutôt qu’à choisir son destin.
« A pa lè ou fen pou mété manjé si difé ».
– traduction littérale : Ce n’est pas au moment où tu as faim que tu fais cuire ton repas.
– moralité : Il faut savoir anticiper et être prévoyant.
Jean-Marie Nol économiste