La responsabilité de l’État est engagée dès le début, avec l’autorisation provisoire de vente du chlordécone en 1972. Lors du procès administratif, l’avis du rapporteur public a eu un poids important, et dans le scandale du chlordécone, ce pesticide, autorisé dans les bananeraies de Martinique et de Guadeloupe de 1972 à 1993 malgré sa toxicité, ses conclusions, formulées le 3 février, accablent l’État. Cela pourrait satisfaire les 1 286 plaignants et les trois associations qui ont soutenu la cause.
La toxicité du chlordécone, connue à court et à long terme, avait été signalée dès 1969 par un comité du ministère de l’Agriculture, comme l’a rappelé la commission d’enquête dirigée en 2019 par les députés Serge Letchimy (Martinique) et Justine Benin (Guadeloupe). Lundi, la rapporteure publique a insisté sur cette première alerte, avant de détailler les manquements de l’État, déjà partiellement reconnus en première instance.
Ainsi, en 1974 et 1976, l’autorisation de vente du chlordécone a été renouvelée « alors qu’aucune étude sur la rémanence du produit dans les sols n’avait été demandée ». De plus, aucun compte n’a été pris de l’accident de 1975 à Hopewell, aux États-Unis, où un fabricant du chlordécone a intoxiqué des dizaines de travailleurs et causé une grave pollution environnementale. En 1977, un rapport scientifique du chercheur Jacques Snegaroff avait mis en évidence la pollution des sols dans les bananeraies, sans qu’aucune mesure ne soit prise. L’État n’a pas réagi non plus après l’interdiction du produit aux États-Unis en 1977, en Suède en 1978 et en Allemagne en 1980, ni après sa classification comme cancérigène en 1979. Bien qu’interdit en 1990, il a continué d’être toléré par dérogation jusqu’en 1993, contaminant massivement les sols et les eaux. Selon Santé publique France, plus de 90 % de la population adulte des deux îles est concernée. La rapporteure estime que « la faute est particulièrement caractérisée » en raison de l’usage prolongé du chlordécone jusqu’en 1993.
Des altérations d’ADN
Les producteurs ont également agi de manière irresponsable. Par exemple, Lagarrigue, un acteur majeur du secteur, a commandé 1 200 tonnes de chlordécone en 1990, après le retrait de son autorisation, ce qui représente l’équivalent de 30 ans d’utilisation. Les douanes, qui auraient pu intercepter cet arrivage illégal, n’ont rien fait, a souligné un avocat des parties civiles, Christophe Leguevaques. De plus, l’État n’a organisé la collecte des stocks de chlordécone qu’en 2002, et n’a pas effectué de contrôles généralisés des eaux et des sols en Martinique et en Guadeloupe avant 2003, bien qu’il ait fallu dix ans pour cartographier la pollution.
Après l’interdiction officielle en 1990, la responsabilité de l’État est également engagée pour l’insuffisance des mesures de dépollution.
En ce qui concerne l’indemnisation des victimes, la justice reste prudente, en s’appuyant sur la jurisprudence rigoureuse du Conseil d’État. Cette approche est jugée « rigide et restrictive » par Me Leguevaques. À ce jour, le préjudice d’anxiété, que les avocats cherchent à faire reconnaître, ne concernerait que neuf hommes atteints de cancer de la prostate, reconnu en 2018 comme une maladie professionnelle pour les travailleurs exposés aux pesticides. Le simple fait de vivre aux Antilles, de consommer des produits locaux ou de l’eau contaminée ne suffirait pas à établir un lien entre le chlordécone et la maladie, a précisé la rapporteure publique.
Le fonds national d’indemnisation des victimes de pesticides reste largement inefficace. En 2024, il n’a accordé que 66 rentes sur 174 demandes, concernant 12 700 travailleurs des bananeraies antillaises, rappelle Malcom Ferdinand dans son ouvrage *S’aimer la terre* (Seuil, 2024). « Il reste encore un effort à fournir pour rendre justice », a plaidé Me Leguevaques, en particulier pour les femmes ouvrières et les enfants exposés. Le chlordécone, étant un perturbateur endocrinien, entraîne des effets irréversibles et épigénétiques, modifiant l’ADN des générations futures. « Cela ne constituerait-il pas une source d’angoisse ? » a insisté l’avocat. Son confrère, Jérémy Bousquet, a ajouté qu’il était nécessaire d’aller plus loin en cumulant le préjudice d’anxiété, qui a été étendu depuis l’affaire du Mediator, avec le préjudice moral lié à la défaillance d’information envers les populations.
La cour administrative d’appel de Paris rendra sa décision le 11 mars. « Nous avons désormais suffisamment d’éléments pour engager des poursuites pénales », a conclu Me Leguevaques, après qu’une procédure pénale ait été classée sans suite en début d’année 2023.