Dans le purgatoire de l’Assimilation

De Mayotte à la Martinique

— Par Mireille Pierre-Louis —

« Avec ce terme « assimilation », s’ouvrait,
s’expérimentait ici dans ces Antilles
le filet le plus large à la fois et le plus raffiné et cruel
que l’Occident ait jamais déployé … »

«  Assimiler : tout réduire à la pâtée unique de l’identique »

(Monchoachi)i

 

L’Assimilation génère une grande frustration dans les ex-colonies françaises et menace  aujourd’hui de déboucher sur un chaos généralisé.  

En effet, en raison d’une discrimination structurelle, héritage, selon l’Assemblée générale des Nations-Uniesii, d’un racisme systémique qui affecte les descendants des peuples colonisés et esclavagisés, l’égalité sur le plan des droits peine à s’opérer pour les peuples des DOM en France alors que sur le plan des devoirs, celle-ci se fait à marche forcée, avec une violence institutionnelle inouïe qui explique que ces territoires soient tous, à un degré ou un autre, au bord de l’implosion.  

Aussi, les ex-colonies sont, plus que jamais,  invitées à financer prioritairement elles-mêmes le coût de la  départementalisation. Par ailleurs, elles sont aussi dorénavant requises pour exercer une solidarité à l’échelle de l’Outremer, comme dans la version initiale du PLF 2025iii où le budget de la mission outremer avait drastiquement diminué pour compenser les dépenses de l’Etat suite à sa ruineuse tentative de dégel du corps électoral en Nouvelle Calédonie.. Tout se passe comme si chaque ex-colonie devait être comptable des soubresauts de l’Empire.

De même, sur le plan des dotations nationales, une péréquation nationale a été instaurée en 2012, à travers le FPIC, à l’échelle des communes afin de contrebalancer les effets du désengagement budgétaire de l’Etat dans les territoires les plus fragiles. Pour la contribution, les DOM cotisent de la même manière que l’Hexagone. Mais pour le reversement des dotations collectées, 60% des communes des DOM (essentiellement des Antilles) en sont privées pour augmenter les dotations des communes les plus pauvres. Or, dans le cadre du droit commun toutes les communes des DOM verraient leurs dotations augmenter significativement.

L’enjeu, pour les administrations centrales qui préparent les lois de finances et le législateur qui les vote, c’est, à travers une technique bien rodée de quoteparts dites de « solidarité nationale » destinées aux DOMiv, d’une part, réduire le montant auquel ils pourraient prétendre dans le cadre du droit commun et, d’autre part, instaurer une solidarité entre pauvresv, qui plonge les Antilles, supposées « riches » parmi les pauvres, dans une impasse depuis une dizaine d’années.

Ainsi, l’exclusion arbitraire de la plupart des communes antillaises du FPICvi, a-t-elle contribué fortement à la descente aux enfers des Antilles, dans un contexte de baisse des dotations de l’Etat et d’effondrement de l’Octroi de mer après 2009.

Source: Données Douanes, calculs Mpl

Malgré ce constat, en 2020, l’Etat a récidivé, en privant quasiment les communes des Antilles du rattrapage de la quotepart de la DGF réservée à l’Outremer (la DACOM), plongeant ces territoires dans une impasse totale.

Données DGCL

Seul le rebond de l’Octroi de mer, dû à l’inflation ces dernières années, a permis aux communes antillaises d’éviter un naufrage. Pour autant, aux Antilles, l’existence d’une TVA nationale (absente en Guyane et à Mayotte) qui alimente le budget de l’Etat (pour plus de 300 millions d’euros en Martinique), prive ces territoires d’une manne fiscale qui leur permettrait d’enrayer leur déclinvii.

 

Données : Douanes (Octroi de mer des communes) & DRFIP (TVA nationale)

Par ailleurs, en raison du coût disproportionné que représente la décentralisation sociale dans les DOM, laquelle a conduit, à partir de 2003, à l’ébranlement des budgets locaux en cascade ouvrant la voie à des révoltes sociales de grande ampleur auxquelles dorénavant l’Etat reste sourd, ce dernier a repris à son compte, à partir de 2018, le financement du rSa dans tous les DOM, sauf aux Antilles.

Aussi, la crise des finances locales transforme t-elle ces îles, particulièrement la Martinique qui a subi le choc administratif de la création de la CTM (sans dotation d’amorçage, à l’inverse de la Guyane) en une poudrière sociale qui plombe à intervalles réguliers le secteur économique et pousse toujours plus la jeunesse antillaise vers la France en quête d’un « avenir meilleur ». Parallèlement, en sens inverse, des Métropolitains s’installent en masse aux Antilles, prioritaires sur le marché du travail, où selon l’INED les recrutements se font sur une base affinitaireviii (un euphémisme). Les collectivités antillaises, n’ont, quant à elles, guère plus les moyens d’assurer un rôle d’amortisseur socialix ni d’offrir de débouchés aux cadres diplômés en l’absence de grandes entreprises.

Les élus antillais et singulièrement martiniquais n’ayant plus de marge de manœuvre financière, n’ont plus aucun crédit, d’où la défiance à leur égard qui ne saurait se résoudre par une alternance démocratique, a fortiori si celle-ci, de manière hasardeuse, vise la suppression du dernier levier de pouvoir local : l’Octroi de mer.

La Martinique se trouve au pied du mur.

Santé financière comparée de l’ensemble des collectivités des DOM

 

Guadeloupe

Martinique

Guyane

Réunion

France H.

Taux d’épargne nette

8,1%

1,2%

9,9%

9,0%

11,2%

Délai de désendettement

4,4 ans

10,5 ans

2,4 ans

6,3 ans

4,5 ans

 

Données : DGCL 2023

Or, l’Etat regarde ailleurs. Il cible les marges abusives de la grande distribution (détenue par « quelques familles »  qui font la pluie et le beau temps sur les prix, comme s’en indignait Gérald Darmanin, en février 2024), et l’Octroi de mer comme causes de la « vie chère » et maux structurels des Antilles et même de l’ensemble des DOM. D’où sa croisade contre la « vie chère », tout en se gardant bien d’activer les leviers à sa disposition pour lutter contre ce fléau, à savoir la continuité territoriale pour réduire les frais d’approche qui représentent la moitié des surcoûts en moyenne, ou encore l’indexation des prestations sociales sur le coût de la vie. La « vie chère »  étant dans les DOM avant tout une affaire de bas-revenus : plus de la moitié de la population des DOM vit en-dessous du seuil de pauvreté.

Autant dire que le mouvement social en Martinique pour la « baisse des prix de l’alimentaire », est, dans un timing idéal, parfaitement en phase avec la stratégie de l’Etat (ce dernier n’en critique que la forme qu’il réprime, pas le fond) dans son entreprise de diversion par rapport aux problèmes structurels des DOM. Des problèmes qu’il a délibérément aggravés depuis une dizaine d’années, après le premier choc de la décentralisation sociale (transfert de 12% des dépenses du Rsa aux DOM, soit 4 fois plus que leur poids démographique), avec une politique ultralibérale (90 milliards d’euros d’allègements fiscaux) où les DOM sont requis comme variables d’ajustement budgétaires (7 milliards d’euros d’économies convoitées, après le séisme de la baisse des dotations non compensée à 100% dans les DOM en raison d’une péréquation nationale défaillante).

Et, à cette aune, la prise de l’Octroi de mer (+ 4 milliards d’euros) représente un enjeu majeur pour les cols blancs de Bercy, d’une férocité sans égale à l’égard de ces supposées « danseuses de la République » pourtant traitées en mendiantes de la République comme cela sera vu plus loin avec les prestations sociales, et pour lesquelles la charité semble devoir se substituer à la solidarité nationale, comme dans la loi d’urgence pour Mayotte, où l’Etat facilite les dons en faveur des associations caritatives (souvent nationales), sans autoriser une solidarité entre collectivités pour répondre aux besoins sociaux urgents des Mahorais, mais s’octroyant des compétences locales pour bâtir « une autre Mayotte », autrement dit, plus française que mahoraise. Soit une métropolisation accélérée de Mayotte, déjà en marche au sein des collectivités, avec en plus des plateformes d’ingénierie de l’Etat pour se substituer à l’ingénierie locale, déclarée défaillante, dans l’ensemble des DOM, d’où l’omniprésence de l’AFD, richement dotée, pour y mettre bon ordre.

La Martinique quant à elle, se meurt sous l’effet d’un cyclone qui ne laisserait aucun stigmate si ce n’est un effondrement démographique, dans la plus grande indifférence.

Source : Insee

Et les CIOM que les élus d’outremer réclament à corps et à cris, avec une légèreté coupable, ne visent en réalité qu’à organiser le festin de Bercy, une manière de dépeçage, comme le CIOM 2023 où a été lancée la charge contre l’Octroi de mer, au motif de lutter contre la « vie chère ».

S’agissant de la départementalisation de Mayotte, qui, à la suite de celle des quatre DOM historiques, ne devait rien coûter à Bercy, celle-ci a été en partie supportée par les autres DOM. Par exemple, par la réduction des aides que l’Etat accordait à la Guyane pour la construction d’écoles primaires, réduction à laquelle la Guyane a mis un frein brutal après sa révolte de 2017. A partir de 2018, ce sont donc les impôts des contribuables des DOM, qui ont augmenté de manière ciblée afin d’abonder un fonds des investissements de l’Etat dans les DOM (le FEI), en réalité, prioritairement pour financer la construction d’écoles primaires à Mayotte.

Source : DGFIP, calculs mpl

Mais Mayotte demeure de loin le plus gros contributeur de sa départementalisation, avec, par exemple, l’instauration d’une fiscalité locale directe, de surcroît la plus lourde de France, dénoncée par la Cour des comptes, en raison de graves défaillances administratives qui ont émaillé sa mise en œuvre, mais sans remettre en cause le fondement de cette réforme fiscale : les nouvelles taxes n’allaient pas servir à mettre à niveau les recettes des collectivités de Mayotte (deux fois plus faibles qu’ailleurs) mais à réduire la participation de l’Etat dans les budgets locaux, avec un retrait de la DGF de 30 millions d’euros, selon l’AFD.

Mais sans conteste, c’est dans le domaine social que la duplicité, ou alors le cynisme, de l’Assimilation trouve sa plus parfaite expression : Mayotte est ainsi devenu proportionnellement le plus gros contributeur du budget social de la France ( !). Le taux de couverture des prestations sociales par les cotisations de Mayotte est en effet le plus élevé de France (185%)  ; bien avant celui de la richissime Ile de France (140%). Car avec la départementalisation, il y a eu un alignement des cotisations sociales mais pas des prestations sociales. Par ailleurs, la prime de « vie chère » a été instaurée en 2014 à Mayotte, non pas pour faire face principalement à la « vie chère », mais surtout pour financer l’alignement des cotisations sociales salariales (et éviter une baisse des salaires). Autrement dit, la prime de « vie chère » à Mayotte permet de renflouer la caisse de retraite de l’Etat.

En effet, 142 millions d’euros, c’est, selon l’Insee, l’excédent des cotisations que verse la région de loin la plus pauvre d’Europe à l’Etat français en 2018 pour financer la solidarité nationale, un privilège qu’elle partage avec la Région Ile de France, une des régions les plus riches d’Europe. Pour quel montant, pendant des décennies, les populations des quatre DOM historiques ont-elles contribué à perte au budget social de l’Etat, avant la vague d’alignement des prestations sociales en 2000, présentée comme un « cadeau électoral »x de Jacques Chirac ?

Source : Insee 2018, Calculs Mpl

Les caisses sociales de Mayotte et de l’île de France sont excédentaires, quand toutes les autres sont déficitairesxi :

Source : Insee 2018, Calculs Mpl

En euros par habitant, Mayotte est le deuxième contributeur net de la solidarité nationale. Et, contrairement aux idées reçues, les 4 DOM historiques ne sont pas les régions les plus budgétivores sur le plan social, bien au contraire ! Seule la Réunion se classe en queue de peloton, mais devant 2 autres régions de l’Hexagone.

Aujourd’hui, sur près de 500 milliards d’euros de prestations sociales versées aux ménages en France, les 5 DOM perçoivent moins de 9 Milliards d’euros, soit la moitié de leur poids démographique.

Source : Insee 2018, Calculs Mpl

L’on ne peut donc pas dire que le modèle social des DOM menace l’équilibre budgétaire de la France, ni comme le veut la croyance que la France perfuse les DOM pour les maintenir dans son giron : même pas ! Les chaînes sont ailleurs : dans les discours qui prônent l’inverse…

Ainsi, en dépit d’un taux de pauvreté quatre fois plus élevé, les prestations sociales versées dans les DOM sont en moyenne deux fois plus faibles qu’en France hexagonale et jusqu’à 10 fois plus faibles à Mayotte.

 

Source Insee, 2018,/ Mpl

 

Au final, les DOM accusent un retard de 3 590 euros par habitant en matière de prestations sociales.

 

Prestations sociales en €/hab

Ecart DOM- Hexagone en €/hab

HEXAGONE

7 509

3 590

DOM

3 919

Insee 2018

Ramené à la population ultramarine, ce retard représente une somme de 7 Md€. Nous sommes bien loin des projections mirobolantes faisant état de 30%  du PIB de la France (soit plus de 800 milliards d’euros  !), pour financer le rattrapage des DOM.

Il n’y a pas eu d’adaptation des règles de versement des prestations sociales (singulièrement des retraites) pour tenir compte de la cherté de la vie et de la misère sociale, parfois extrême, dans les DOM, au contraire, l’adaptation a eu lieu en sens inverse pour éviter les effets « pervers » des prestations sociales. La fécondité non maîtrisée de la femme était en effet considérée, idem pour l’Afrique aujourd’hui, comme responsable d’une explosion démographique créant un chômage de masse. Ce discours culpabilisant colporté par des « experts » de rapport en rapport, a perduré jusqu’à ce que les Antilles n’enclenchent un déclin démographique à partir des années 2000 et que leur situation sociale et économique ne cesse alors d’empirer.

Le nouveau bouc-émissaire de l’échec de l’Assimilation est donc aujourd’hui la « vie chère » en raison des effets supposés «  pervers » des principaux objets de convoitise de Bercy dans les DOM : Octroi de mer et prime de « vie chère » auxquels il convient d’ajouter la pwofitasyon, Bercy convoitant également le marché des DOM pour les entreprises de l’Hexagone.

Ainsi, le récent cyclone à Mayotte a été l’occasion pour les médias français de lancer une nouvelle charge contre l’Octroi de mer, « datant de Colbert », qui serait responsable de la « vie chère » et de la pénurie alimentaire actuelle, car «les élus mahorais préfèrent  favoriser les importations qui leur rapportent des recettes fiscales au lieu de développer la production locale ». Or l’Octroi de mer n’a été mis en place à Mayotte qu’en 2014 ( !), et dans tous les DOM la production locale est largement exonérée d’Octroi de mer par Bruxelles, contrairement aux persifflages colportés à longueur d’ondes par des « experts », « lobbyistes » ou « journalistes », spécialistes des « vices cachés » de l’Octroi de mer qui souhaiteraient jeter le bébé avec l’eau du bain. Le reste, c’est-à-dire le « peuple » ou les « populations les plus démunies » qu’ils prétendent vouloir libérer des Békés, des élus (amis, parents et alliés) et des 40% des fonctionnaires qui ne profitent qu’aux Békés (et la boucle est bouclée), ne serait que pertes et profits…

L’heure n’est donc pas à l’empathie, malgré les défis hors normes de Mayotte (et ses morts qui ne se dénombrent pas) ou des Antilles (qui elles perdent près de 4000 habitants par année) mais pour l’Etat français et ses relais médiatiques, plus que jamais, à la recherche d’économies ciblées en outremer. Et cela consiste à aligner les DOM sur le plan des devoirs sans tenir compte de leurs droits bafoués ni de leurs enjeux en matière de rattrapage. Et, le premier devoir à imposer aux DOM, c’est l’égalité devant l’impôt, avec par exemple une TVA nationale pour le budget de l’Etat à la place de l’Octroi de mer qui alimente les budgets locaux.

En réalité, derrière cet énoncé simple, auquel adhèrent volontiers les populations remontées à bloc par la croisade contre cette fiscalité « perverse » qui, avec la prime de « vie chère » et la pwofitasyon, seraient à l’origine de la pauvreté dans les DOM, se cache une férocité inouïe, illustrée par le graphique suivant qui dévoile le dessein de Bercy : optimiser le rendement fiscal dans les DOM avec à terme une TVA nationale à 20% comme l’Hexagone.

 

Données Douanes & DGFIP, calculs MPL

(Pour rappel  : La TVA nationale est appliquée sur tous les biens et services à un taux de 20% en France hexagonale et à un taux réduit de 8.5% aux Antilles et à la Réunion et de 0% en Guyane et à Mayotte. L’Octroi de mer est appliqué dans l’ensemble des DOM sur les biens uniquement, essentiellement importés).

Dans un article sur les causes de la « vie chère » dans les DOM, le Journal le Monde, relevait que l’Octroi de mer coûtait plus de 950 euros par an à chaque Martiniquais, sans se soucier que la TVA nationale lui coûtait pratiquement autant (817€) et que cette dernière coûtait quatre fois plus aux Français de l’Hexagone en moyenne : 4000 €/hab (!). S’agissant de Mayotte, la fiscalité indirecte représente une charge de 445 €/hab , soit dix fois plus faible qu’en France hexagonale.

L’Octroi de mer représente une ressource séculaire des collectivités des DOM (vieil impôt, bon impôt) mais sous le prisme de l’égalité républicaine, la TVA réduite ou nulle dans les DOM, en raison de l’existence de l’Octroi de mer, représente un manque à gagner de 4. milliards d’€ pour le budget de l’Etat. Pour Bercy, il s’agit d’une aide de l’Etat, indue en direction des DOM. Un « avantage » qu’il entend supprimer, en période de disette.

Or, la suppression de l’Octroi de mer compensée par une dotation, représenterait par la perte du dynamisme de cette taxe et par la soumission à l’arbitraire des administrations centrales, un séisme budgétaire, et social par ricochet. Et, par l’augmentation de la pression fiscale visée par Bercy, le remplacement de l’Octroi de mer par une TVA nationale représenterait une double peine pour les territoires que l’on tente de diviser à toutes forces, avec, d’un côté, les bons  (le « peuple » ou « les populations les plus fragiles »), et, de l’autre, les méchants (les entreprises et les collectivités, réduites aux Békés et aux élus : l’axe du mal).

Toutes choses égales par ailleurs, la fin de l’Octroi de mer serait une initiative de l’Etat aussi calamiteuse, pour les territoires, que le dégel du corps électoral en Nouvelle Calédonie.

Or, le mouvement social en Martinique, par son mot d’ordre d’ « alignement des prix de l’alimentaire sur ceux de l’Hexagone » (quoi qu’il en coûte aux collectivités, donc au « peuple » in fine), légitime la lutte contre la « vie chère » de l’Etat, et, paradoxalement, contribue de facto à cette violence institutionnelle qu’il prétend combattre : l’enfer est pavé de bonnes intentionsxii … 

Pour l’heure, le protocole d’accord sur la baisse des taxes sur 6 000 produits alimentaires importés (compensée par une hausse des taxes équivalente sur d’autres produits qui seront moins accessibles aux plus pauvres), représente une diversion et crée plus de problèmes qu’il n’en résout. Des problèmes qui seront plus ravageurs pour les budgets des collectivités et la production locale quand cet accord sera étendu à 40 000 produits alimentaires importés : condition sine qua non pour satisfaire la principale revendication du mouvement social. L’on aboutirait alors à une concurrence féroce pour la production locale, derrière laquelle en réalité nous disent les spécialistes des « vices cachés » de l’Octroi de mer, se cachent les… Békés : il faut donc vite jeter le bébé avec l’eau du bain, du passé colonial faire table rase…pour construire une autre Martinique, bien française, avec les mêmes mets à table que les Françaisxiii, les mêmes règles que la France, les mêmes capitalistes aussi. Partout dans le monde, la protection de la production locale se fait par une barrière tarifaire, sauf…en Martinique…car « le peuple a faim »… « il faut baisser les prix »…D’où le fait que la Guadeloupe qui partage un marché unique avec sa sœur jumelle, se montre particulièrement frileuse à l’idée de l’accompagner dans son odyssée, qui peut, à tout moment, virer au « naufrage »xiv

Ainsi donc, le protocole d’accord sur la baisse des taxes sur 6 000 produits importés (alors que les taxes ne sont pas responsables de la « vie chère ») est présenté comme la priorité de l’Etat en Martinique…pour répondre à l’urgence sociale …qui dure… depuis 15 ans…Cela s’appelle le syndrome du Titanic.

***

L’égalité est un piège qui se referme sur les DOM, car elle est antinomique avec la notion de rattrapage et va alimenter une misère systémique en les privant de levier pour corriger les manquements des politiques nationalesxv à leur égard et faire face à des handicaps structurels.

L’Etat semble ne rien vouloir gérer aux Antilles, seulement gagner du temps : la colonisation de peuplement fera son œuvre, tout comme en Nouvelle Calédonie ?.

75 ans après la loi d’Assimilation, les DOM se trouvent toujours dans le purgatoire de la départementalisation, mais, contrairement à la « promesse républicaine », au bout du tunnel, ne se trouve pas le Paradis. Ils ont déjà un pied en Enfer.

Tous les allègements fiscaux et autres des DOM pour faire face à des handicaps structurels, ne sont que transitoires, et doivent passer à la moulinette de l’Assimilation, pour cesser de « discriminer l’Hexagone ».

Aucun miracle ne peut advenir pour ces peuples si l’Etat français déroule sa feuille de route coloniale abrasive, dont l’assimilation totale (au niveau des devoirs) est le stade ultime.

Réduits dans le système français à l’état de mendiants de la République, les peuples des DOM seront, comme l’est la mendicité, chassés de leurs territoires pour être invisibilisés : ces gueux commencent à devenir gênants dans ces îles paradisiaques qui appartiennent à la France et destinées à ses touristes permanents ou de passage.

Pour contrecarrer ce destin funeste, il importe donc de déconstruire les discours bâtis par le colonisateur, à savoir des territoires croulant sous des transferts sociaux et avantages de toute nature, qui lui permettent, en toute légalité, de les appauvrir davantage. La misère sociale étant le plus puissant moteur du phénomène des migrations croisées : pourquoi y renoncer ?

La dépense publique aux Antilles représentant 80% de leur PIB, toute fragilisation des budgets locaux se traduit par un effondrement démographique. Les difficultés des collectivités antillaises peuvent être aggravées par des erreurs de gestion, des abus et « tout ce que l’on veut » : elles sont avant tout d’ordre structurel (notamment l’existence de la TVA nationale qui est le problème aux Antilles plutôt que la solution, ou encore les restes à charges des transferts de compétences de l’Etat de plus de 150 millions d’euros en Martinique).

La guerre des prix, à savoir le déboulonnage des Békésxvi, une convergence des luttes qui s’étend à tout l’outremer, pour légitime ou juste qu’elle soit : elle sert avant tout, aujourd’hui, les intérêts de l’Etat et des grands groupes françaisxvii. La Martinique n’en récoltera que des miettes, et plus probablement, fera un pas de plus vers l’abîme, si l’abcès des finances locales n’est pas crevé à l’issue de ce mouvement socialxviii qui l’aura fragilisé encore plus, comme après 2009xix :

 

En 2017, la Guyane a tiré les leçons de la lutte contre la « vie chère » de 2009, et a ciblé directement les manquements de l’Etat « Nou bon ké sa ! » et a exigé de ce dernier un plan d’urgence d’un milliard d’euros pour les réparer.

Dans une période de raréfaction des ressources publiques, l’Etat, contrairement aux croyances, dispose de leviersxx. Mais il doit procéder à des arbitrages, jusqu’ à présent trop souvent en défaveur des DOM (particulièrement des Antilles) : il est temps d’inverser la donne, sous peine d’un chaos généralisé que les assurances anticipent déjà, puisqu’elles n’y assurent plus le risque d’émeutes.

L’Etat quant à lui renforce son arsenal de répression.

***

Pour le poète Monchoachi, sortir véritablement de l’impasse où l’Occident plonge la planète toute entière, nécessiterait de reconsidérer non pas seulement notre rattachement à la France mais aussi nos modes de vie et de consommation, pour troquer contre la misère actuelle une belle pauvreté, soit un Retour épanoui à Nous-mêmes.

Mireille Pierre-Louis
Contribution à titre personnel
20 janvier 2025

NOTES

iMonchoachi « Retour à la Parole sauvage ».

iiRapport de l’ONU sur la discrimination structurelle; A/78/317, 18 aout 2023

iiiLa nouvelle mouture du PLF 2025 revient sur cette mesure inique afin de donner quelques gages de solidarité nationale aux outremers dévastés.

ivUne autre technique de discrimination des DOM consiste à considérer toutes leurs ressources spécifiques pour évaluer leur richesse (en particulier l’octroi de mer) , et ne retenir aucune de leurs charges liées à l’ultrapériphérie, pour évaluer leur pauvreté. Du coup, les communes des DOM paraissent nettement plus riches que la moyenne française, et n’ont qu’un faible accès aux dotations de péréquation nationale.

Avec ces manœuvres, l’Etat peut librement amputer les dotations des DOM de 200 millions d’euros chaque année.

vRéduire les écarts de richesse, c’est le nouveau crédo pour l’outremer. Soit un nivellement par le bas auquel vise aussi la suppression de la prime de « vie chère » qui ne représente que 3% des revenus bruts dans les DOM, mais serait malgré tout désignée comme responsable de la « vie chère ».

viL’exclusion arbitraire de la plupart des communes antillaises du FPIC, et aussi de certaines communes réunionnaises et guyanaises est dénoncée depuis plusieurs années lors de l’examen des lois de finances, avec expertises à l’appui, sans résultat. Les avis du gouvernement (quel qu’il soit) sont systémiquement négatifs et les parlementaires des DOM ne représentent que quelques dizaines de voix. Les DOM se trouvent dans une « nasse ».

viiL’existence d’une TVA nationale qui bride l’Octroi de mer entraîne à terme un déclin structurel des DOM, les collectivités ne pouvant pas assumer les dépenses de rattrapage, augmentées par les transferts de compétences, plus les besoins croissants des populations. D’où l’impasse des Antilles.

viiiLes ultramarins sont plus discriminés sur le marché du travail chez eux selon une étude du ministère de l’égalité des chances et de SOS racisme en 2020, particulièrement dans le secteur du tourisme, pourvoyeur d’emplois, encouragé par l’Etat et les collectivités.

ixAvec 2% de contrats aidés en moyenne dans les collectivités antillaises contre 20% dans les autres DOM, la jeunesse antillaise est littéralement asphyxiée. Il s’agit d’une violence inouïe qui se retourne alors contre la société toute entière.

xAccorder aux DOM l’égalité des droits, revient en quelque sorte dans l’imaginaire colonial, à jouer au « Père Noèl ».

xiEn valeur absolue, lon note que la richissime Ile de France, participe grandement à l’équilibre du budget social de la France. Mayotte est aussi excédentaire .

 

Source Insee, calcul MPL

xiiJean-Claude Florentiny : «Vie chère» et marché unique antillais ».  Janvier 2025.

xiii« On veut être Français, en fait, comme les autres Français, et consommer comme eux, manger comme eux. » ( ITW du Rpprac ,France Antilles, 18 octobre).

xivEditorial de CCN, Guadeloupe, novembre 2024.

xvRemplacer l’Octroi de mer par une dotation de l’Etat, les rendra plus vulnérables. Chaque année, le montant de la compensation de l’octroi de mer peut être remis en cause par une loi de finances.

xviLa Pwofitasyon des Békés a été mise à nu ces derniers temps, elle doit être combattue pour ce qu’elle est et non pas servir de diversion (comme les Comoriens à Mayotte) pour masquer la responsabilité de l’Etat dans la situation désastreuse de la Martinique qui ne se limite pas à la « vie chère », mais la renforce.

xviiL’ouverture du marché des DOM par la suppression de l’Octroi de mer est aussi une exigences des groupes français : « Je vais demander à l’ETAT de supprimer l’Octroi de mer » déclarait le Président du Groupe Leclerc lors de l’ouverture de son enseigne en Guadeloupe en 2019 » (Cité par Alain Plaisir).

xviiiPar nature, le mouvement social actuel est amené à durer, vu que les revendications de baisse des prix devraient s’allonger au fur et à mesure.

xixRappel des acquis de la crise de 2009 : augmentation des salaires des bas revenus de 200 euros net par mois pendant 3 ans, plans de titularisation dans la fonction publique territoriale, plus de 100 mesures des Etats-généraux de l’outremer, mais aucune ne concernait les finances locales qui étaient à l’origine de cette crise. Au contraire les collectivités antillaises ont accepté de co-financer les solutions de sorties de crise avec l’Etat. Tant que les collectivités antillaises ne feront pas l’objet d’un plan de rattrapage, les territoires continueront de sombrer, même si les écarts de prix avec l’Hexagone étaient réduits à zéro.

xxLe fret maritime dispose de ristournes fiscales d’un montant de 3.8 milliards d’euros et CMA-CGM présente des profits records : de 23 milliards d’euros. (J.Belanyi, 2024).